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marquer mais dans un prince tout eft vu; fes vertus y font placées au même lieu que lui, & fes défauts montent avec lui fur le trône.

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Il a beau s'efforcer de cacher pour quelques momens le prince fous l'appareil fimple d'un particulier, fa grandeur le trahit & le décele. Elle l'obfede & le pourfuit, fans qu'il la puiffe éviter; & elle communique fon éclat à tout ce qu'il fait, lors même qu'il défire, ou par humilité, ou par honte de l'enfevelir, '

Jufqu'aux moindres paroles, tout eft obfervé. Le fecret qu'on jugeoit impénétrable, échappe par mille ouvertures. Il y a toujours quelques difcours fouterreins qui parviennent enfin au public: & plus le prince les ignore, plus le peuple en eft averti.

Il n'eft donc point poffible à un prince d'éviter la réputation qu'il mérite. Il en aura même une très-grande malgré lui, parce que fes fujets & les étrangers y contribueront également : & il doit par conféquent donner tous fes foins pour en mériter une bonne : & puifqu'il ne peut réuffir à fe cacher, non plus que le foleil, il ne doit penfer qu'à éclairer comme lui, en répandant de toutes parts la lumiere de fes vertus & de fon Exemple.

C'est le moyen dont fe fert ordinairement la providence pour réformer les Etats, & pour y mettre en honneur l'innocence & la probité. Elle donne à un prince toutes les qualités qui méritent d'être imitées ; & dans fa perfonne elle ajoute à leur éclat naturel, une autorité qui les fait régner avec lui, & qui leur attire le refpe&t & l'admiration de tout le monde, Il y a dans le peuple un fentiment fecret de vénération pour le prince, qui prépare à la vertu, fi le prince en a; & qui paffe aifément de fa perfonne à fes qualités.

(a) On a intérêt d'ailleurs à lui plaire; & l'on fait bien qu'on ne peut lui plaire, qu'en fe réglant fur fes inclinations.

Il a dans fes mains les volontés de tous, parce qu'il eft le maître de tout ce qu'ils défirent; & il peut les tourner comme il veut, parce qu'ils font tous dans fa dépendance, & qu'il a la clef de leur cœur.

L'amour-propre fuit fans peine le chemin qui lui eft ouvert : il a un certain but, & il lui eft égal d'y arriver par l'imitation de la vertu, ou par une complaifance criminelle. Il lui eft même avantageux de pouvoir allier l'intérêt avec l'honneur; & il eft doublement fatisfait, fi, en cachant quel ques paffions, il peut contenter les plus inquietes & les plus impérieuses, qui font l'ambition & l'orgueil,

Il est vrai qu'un amour-propre ainfi travefti eft bien loin de la vertu. Mais c'est beaucoup que de faire ceffer les actions extérieures contraires au

(a) Flexibiles quamcumque in partem ducimur à principe, atque, ut ita dicam, fequaces fumus: huic enim cari, huic probati effe cupimus, quod frustra fperaverunt diffimiles. Paney, Traj. p. 131.

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devoir. C'eft beaucoup que d'en ôter l'Exemple & la vue c'est beaucoup que de faciliter à la jeunesse la pratique du bien, en ne lui montrant que des ufages innocens.

On s'accoutume à la vertu, & l'on en prend les motifs après en avoir pris les dehors. En agiffant raifonnablement, on vient auffi à penfer rais fonnablement. On affoiblit les paffions, en leur refufant tout exercice; & l'orgueil même devient plus languiffant, quand on veut plaire fincérement à un prince qui le condamne, & qui fait difcerner une vraie modeftie d'avec une fauffe.

Mais quand il y auroit des perfonnes qui ne prendroient que le masque de la vertu, fans en avoir le fentiment, combien y en a-t-il d'autres qu'une mauvaise honte empêchoit de fe déclarer, & à qui l'Exemple du prince donne du courage! Ils n'ofoient paroître juftes, parce que la justice étoit méprifée. Ils l'aimoient en fecret, mais ils la tenoient captive. Ils penfoient bien, mais ils étoient foibles: la gloire attachée au mérite les réveille & les met en liberté; & au lieu que dans un autre temps ils étoient comme invifibles, il paroiffent tout d'un coup en grand nombre, parce qu'ils n'avoient befoin que de protection pour paroître, & qu'ils étoient cachés dans l'Etat, comme une femence l'eft dans la terre, qu'une pluie falutaire fait éclore & germer de toutes parts.

Il y en a auffi plufieurs qui font entraînés par le torrent, & qui cedent aux mauvais Exemples, quoiqu'ils ne foient pas incapables d'en fuivre de meilleurs. Il ne faut, pour les changer, que leur donner de bons modeles : parce qu'ils peuvent imiter, quoiqu'ils ne puiffent aller feuls; & l'Exemple du prince fait tout d'un coup ce changement.

Il y en a, fur qui la crainte de déplaire a un grand pouvoir, & qui font très-touchés du défir de l'approbation. Il fuffit à ces perfonnes que le vice foit devenu honteux, pour le hair, & que la vertu foit refpectée, pour l'aimer. L'un & l'autre font une fuite néceffaire de l'Exemple du prince; & c'eft par conféquent à cette fource féconde qu'il faut rapporter ces difpofitions fi fubites & fi heureufes.

Mais l'effet le plus folide que produife l'Exemple du prince, eft de donner aux perfonnes qui ont une fincere probité, un nouveau crédit & une nouvelle autorité; de faire qu'elles foient moins combattues, & moins contredites; qu'elles foient plus recherchées & plus confultées; qu'on fente plus le befoin qu'on a d'elles; & qu'on s'applique à leur plaire, & à mériter leur eftime en les imitant.

Par ce moyen toutes les parties de l'Etat font comme réunies à la vertu: car il n'y a point de provinces, point de villes, qui n'aient quelques perfonnes d'un mérite particulier; & la confidération que le prince leur attire par fon Exemple, & par le cas qu'il en fait, les rend comme le centre de chaque province & de chaque ville, en donnant du poids à leurs confeils, & en portant tout le monde à les fuivre.

Ainfi (a) en peu de temps tout le royaume prend l'efprit & les manieres du prince. Sa conduite particuliere devient la regle générale. Ce qu'il approuve eft imité; ce qu'il condamne tombe dans le mépris; & fes inclinations juftes, conformes au bien public, foumifes à la loi de Dieu, se communiquent avec tant de facilité, qu'on diroit qu'il eft l'ame de tous les fujets.

Toute autre voie ne fauroit avoir un effet, ni auffi univerfel, ni auffi durable. Les défenses ne corrigent perfonne. (b) La crainte ne change point le cœur, & le commandement du prince, quand il eft détruit par fon Exemple, ou ne fert qu'à irriter, ou n'excite que la raillerie.

(c) C'eft par fa vie qu'il doit faire la cenfure de celle des autres, autrement il juftifie plus le vice par fa conduite, qu'il ne le condamne par

fes édits.

S'il veut abolir le luxe, il faut qu'il aime la fimplicité; s'il veut donner des bornes à la dépenfe, il faut qu'il n'en faffe aucune qui ne foit néceffaire; s'il veut arrêter la paffion du jeu, il faut qu'il fe l'interdise; s'il veut déraciner l'avarice, il faut qu'il en foit exempt le premier; s'il veut empêcher la licence & la corruption, il faut qu'il foit le plus chafte de fon royaume.

Voilà les loix que le peuple fuivra fans peine mais les autres, quand elles feroient conçues dans les termes les plus féveres & les plus menaçans, trouveront une réfiftance infurmontable.

On en avoit fait plufieurs contre le luxe avant Vefpafien, & toutes avoient été inutiles. (d) Cet Empereur n'en fit aucune, & il l'abolit par l'Exemple d'une modeftie que tout le monde fe fit honneur d'imiter.

Il en fut de même au temps d'Alexandre Severe. Il ne condamna les profufions, les délices, le défir des richeffes, que par fa fimplicité, sa frugalité, fon application à ne pas charger l'Etat, & à n'employer fes revenus que pour le bien public. Mais (e) cette cenfure muette produifit un grand effet les grands imiterent fon Exemple, & les dames celui de l'Impératrice. Et il en fera toujours ainfi, quand les princes feront dignes de fervir de modele à leurs fujets.

(a) Ed pervenimus, ut propè omnes homines unius moribus vivamus. Paneg. Traj. p. 131. (b) Vita principis cenfura eft, eaque perpetua.... nec tam imperio nobis opus eft, quàm Exemplo; quippe infidelis recti magifter eft metus. Ibid.

c) Quis terror, valuiffet efficere, quod reverentia tui effecit. Ibid. p. 132. -

(d) Præcipuus adftricti moris auctor Vefpafianus fuit, antiquo ipfe cultu viduque. Obfe quium inde in principem & amulandi amor, validior quàm pœnâ ex legibus, & metus. Tacit. 1. 3. Annal. p. 95.

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(e) Prorfus cenfuram fuis temporibus de propriis moribus geffit. Imitati funt eum magni viri, uxorem ejus matrona pernobiles, In vit, Alexand. Sever. per Lamprid. Tome XVIII, Eeee

(a) Qu'ils s'appliquent à diftinguer les gens de mérite, quoique pauvres, & qu'ils témoignent du mépris pour quiconque n'aura d'autre recommandation que les richeffes; dès lors tout le monde aura du refpect pour une vertu défintéreffée, & l'avarice deviendra odieufe & méprisable.

Qu'ils fe contentent eux-mêmes de peu; qu'ils aient une table frugale; qu'ils réforment toutes les dépenfes fuperflues; il ne faudra que cela pour couvrir, de honte tous ceux qui feront le contraire, pour rendre leurs excès odieux, pour les obliger à fe cacher, pour porter les plus grands de l'Etat, & les perfonnes les plus qualifiées à fe piquer de fimplicité & de modeftie. (b) Dès que le prince fe déclarera pour la vertu, il aura bientôt une nombreuse fuite. Il ne l'aimera pas long-temps fans rival, & il se trouvera même beaucoup de perfonnes qui s'efforceront d'enchérir fur fon Exemple.

II. Comment l'Exemple du Prince peut devenir d'un plus grand effet.

POUR lui attirer un refpect univerfel, & faire que tout le monde le

fuive, il faut que cet Exemple foit parfait : car on veut imiter le prince; mais on ne veut pas être trompé. On eft docile, mais non crédule. On examine avec foin & même avec critique fes actions les plus fecretes, pour juger par celles qui n'ont pas de témoins, de la fincérité de celles que l'on donne en fpectacle; & fi l'on découvre que les unes ne répondent pas aux autres, non-feulement on ceffe de les admirer, mais on les regarde comme l'effet d'une vanité qui fe dément & fe trahit : & tout le mépris dû à la fauffeté & à l'hypocrifie, retombe fur le prince.

On eft naturellement en garde contre tout ce qui a l'air de cenfure. Avant que de fe condamner, on effaie de trouver des défauts dans quiconque paroît faire mieux. Et les yeux de l'orgueil font infiniment clairvoyans, quand, pour juftifier fes foibleffes, il examine celles des autres.

C'est un mauvais remede alors que de diffimuler. Le prince doit profiter des premiers avis, ôter tout prétexte à la cenfure, en portant les précautions au-delà même des foupçons cette voie eft unique, mais elle eft fûre; & un prince qui eft attentif à réformer dans fa conduite tout ce que le public fe donne la liberté d'y reprendre, non-feulement ferme la bouche à la médifance; mais ajoute à l'éclat de fes autres vertus, celui de la docilité & de l'humilité, plus rares dans les fouverains, & auffi plus capables de prouver la fincérité de leurs fentimens.

- (a) Quòd fi ita feceris, multos ftatim videbis, quos partarum divitiarum pudeat, alios etiam, qui voluntaria paupertatis nomine fibi placeant. Synef. de Reg. ad Arcad. Imper. p. 31.

(b) Te, ó imperator, philofophia amor capiat, finceriorifque difciplina; necesse enim trij rivales tibi effe multos. Idem, Ibid.

L'Empereur Valentinien fecond, quoique fort jeune, fut expofé à cette cenfure du public : & la maniere dont il en profita, doit fervir de modele à tous les autres princes. On difoit de lui (a) qu'il aimoit les fpectacles du cirque; dès qu'il le fut il fe fit une regle de n'y affifter jamais, & n'excepta pas même certains jours, où fa préfence y paroiffoit néceffaire. On croyoit qu'il donnoit au plaifir de la chaffe une partie du temps qu'il devoit aux affaires; il ordonna qu'on tuât toutes les bêtes qu'il faifoit nourrir dans fon parc. On le blâmoit de fe mettre à table de trop bonne heure, & l'avantage qu'il tira de ce reproche, fut de s'exercer au jeûne, & d'en porter la févérité fi loin, que dans les cérémonies, où l'ufage vouloit qu'il régalât les grands de fa cour, dont plufieurs étoient infideles, il affiftoit au repas fans y manger, lorfque c'étoit un jour de jeûne pour les chrétiens, quoiqu'il n'eût pas alors (b) vingt ans, & il trouvoit ainsi le moyen d'allier la civilité avec la religion & la confcience.

Nous apprenons ce détail de S. Ambroife, qui en étoit bien inftruit; il feroit à fouhaiter qu'on pût dire de beaucoup de princes, ce qu'il dit de ce jeune Empereur: (c) qu'il étoit plus févere dans la cenfure qu'il exerçoit contre lui-même, qu'on ne l'eft ordinairement dans celle qui regarde les autres; & qu'il avoit acquis fur fes paffions une autorité, que le maître le plus abfolu n'a point fur fon efclave.

Par cette docilité qui profite de tout, & par cette exactitude qui réforme tout, un prince devient parfait & digne d'être propofé aux autres pour modele: mais qu'il fe garde bien alors de fe donner pour Exemple. Il doit fe contenter de l'être, & fe diffimuler à foi-même qu'il le foit devenu. Il faut que tout le monde en foit perfuadé, excepté lui; & que tout le monde même foit convaincu qu'il l'ignore: car la difpofition générale eft de hair la vertu quand elle eft fiere, & de la méprifer quand elle eft fatisfaite d'elle-même. L'imitation ne fe commande non plus que l'amour. Il faut en être digne, & laiffer aux autres le foin de le difcerner.

Il faut même aller plus loin car la modeftie feule ne fuffit pas pour attirer à la vertu du prince des imitateurs. Elle a befoin, outre cela, d'indulgence & de bonté. (d) Il doit fe contenter de peu, pour avoir plus :

(a) Ferebatur primò ludis Circenfibus delectari: fic iftud abfterfit, ut ne folemnibus quidem Principum natalibus, vel imperialis honoris gratiâ Circenfes putaret effe celebrandos. Aiebant aliqui, ferarum eum venationibus occupari, atque ab actibus publicis intentionem ejus abduci, omnes feras uno momento juffit interfici. Jactabant invidi quòd præmaturè prandium peteret; capit ita frequentare jejunium, ut plerumque ipfe impranfus convivium folemne fuis comitibus exhiberet, quò & Religioni facra fatisfaceret & principis humanitati. S. Ambr. de obitu Va lentin. n. 15. & 16.

(b) Il mourut dans fa vingt-unieme année, felon Philoftorge.

(e) Quis tam Dominus fervi, quàm ille fui corporis fuit? Quis tam aliorum arbiter, quàm ille fua cenfor ætatis? Idem n. 18.

(4) C'est une louange que l'hiftoire donne à Marc-Antonin le philofophe: Fuit per omnia moderatiffimus in hominibus deterrendis à malo, invitandis ad bona, remunerandis copiá, indulgentia liberandis. Jul. Capitol. in ejus vitâ, P. 144.

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