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& celles de fes colonies, ne peuvent la rendre commerçante; les plus belles laines du monde, recueillies par quarante mille bergers, ne lui donnent pas une fabrique de réputation; fes foies également bonnes & abondanfont travaillées par les nations étrangeres; maîtreffe des mers & de fleuves qui regorgent de poiffons, elle n'a point de pêche capable de fournir à fes befoins; avec beaucoup d'univerfités, d'académies, de colleges, &c. il ne paroît prefque en Efpagne de bons livres, que ceux qui font connoître le ridicule des mœurs, & la tournure d'efprit du peuple. Il faut bien qu'il y ait des caufes naturelles, qui produifent d'auffi mauvais effets dans une nation qui d'ailleurs ne manque ni de génie, ni de valeur, ni de beaucoup de qualités recommandables; & il eft à croire, que la chaleur exceffive du climat rend les Espagnols indolens, pareffeux, comme le mêlange des Mores qui a fubfifté fi long-temps dans ce pays, leur a communiqué cet efprit romanefque, ce penchant à la chevalerie, ce mépris pour les peuples les plus civilifés & pour leurs travaux utiles, cette eftime pouffée jufqu'au ridicule pour la nobleffe & la fainéantife. L'orgueil, qui paroît être la fuite, ou plutôt le principe de cette façon de penfer, fe répand dans tous les ordres de l'Etat, & femble devenir fous le nom de Grandezza, le caractere dominant de la nation. Ajoutez à cela la fuperftition & les funeftes diftractions qu'elle caufe au peuple par la quantité de fêtes & de devoirs religieux, il ne fera plus difficile de découvrir les caufes de la décadence de cette monarchie.

Tel étant le génie des Espagnols, on peut fe figurer aisément, quel doit être l'état de leurs manufactures. On fe tromperoit fort, fi l'on s'en formoit une idée avantageufe. Il y a quelques fabriques, à la vérité; mais elles font généralement entre les mains des François, qui y travaillent les productions naturelles; & le peu de foin qu'on en a, les fait péricliter à un tel point, qu'elles méritent à peine le nom qu'on leur donne; auffi l'Espagne prend-elle tout pour fes befoins relatifs aux fruits de l'industrie humaine, chez les autres nations. Ce n'eft pas que de temps à autre le gouvernement n'ait tâché d'établir quelques manufactures, ou de donner des loix qui pouvoient les encourager; mais il femble, que ces établissemens & ces loix, ont toujours été faits avec trop peu de réflexion, & que l'indolence de la nation ait achevé de les rendre infructueux. Je ne puis me difpenfer d'en rapporter un exemple récent, qui pourra faire juger de la folidité des mesures précédentes. Il n'y a pas long-temps, qu'un miniftre (a) célébre en Espagne, y défendit la fortie des foies, dans la vue d'obliger par-là les naturels du pays à les ouvrager de leurs mains; la politique étoit bonne dans fon principe, mais comme il n'avoit fait aucun arrangement préalable pour s'affurer de bons manufacturiers, ces foies ref terent fur les bras des propriétaires des terres, & des cultivateurs. Ceux

(a) Le marquis d'Enfenada difgracié depuis.

ci chercherent les moyens de les exporter en fraude; quelques-uns réuffirent; d'autres furent découverts, & punis rigoureufement; d'autres virent leurs foies fe gâter dans le magafin; enfin, au bout de deux ans, plufieurs familles ayant été ruinées, le commerce de foies n'ayant rien produit au pays, & la culture en ayant, par conféquent, été fort négligée, on fe vit obligé de révoquer la prohibition, & de remettre avec autant de peines que de pertes, les chofes fur l'ancien pied.

Mais ce défaut d'induftrie même, les befoins de l'Efpagne, fes productions naturelles, fes poffeffions aux Indes, les provifions dont elle fournit toutes fes colonies, les denrées & les tréfors immenfes qui en reviennent, forment la matiere d'un commerce considérable qui fe fait dans tous les ports de mer, & dans les villes commerçantes de ce royaume. La quantité de vaiffeaux de toutes les nations qui y abordent tous les ans, & des marchandifes de tout genre qui s'y débitent, eft prefque incroyable. Mais ce commerce n'est pas actif, & par conféquent, il n'eft point auffi profitable pour l'Espagne qu'il le paroît. Car, à l'égard de l'Amérique, ce royaume ne devient qu'un entrepôt, un grand magafin des peuples commerçans, ainfi que nous le ferons voir encore plus particuliérement tout à l'heure; les principales maifons des négocians à Cadix, à Séville, à Malaga & autres lieux, font, comme en Portugal, étrangeres, Angloifes, Françoises, Hollandoifes, &c.; & au bout d'un certain temps, elles fe retirent dans leur patrie avec les richeffes qu'elles ont acquifes. Il paroît d'ailleurs, que la balance générale du commerce doit être défavorable à l'Espagne par le cours du change fur toutes les grandes places; &, comme le remarque M. Uztariz, il fort par année plus de quinze millions de piaftres en or & en argent hors du royaume. C'eft ce qui a fait auffi remarquer à un fameux hiftorien, (a) que déjà fous le regne de Philippe IV, malgré les mines du nouveau monde, l'Espagne étoit fi pauvre, que le miniftere fe trouva réduit à la néceffité de faire de la monnoie de cuivre, à laquelle on donna un prix prefqu'auffi fort qu'à l'argent, & qu'il fallut que le maître du Mexique & du Pérou, fit de la fause monnoie pour payer les charges de l'Etat. Quoique de nos jours cette indigence ne foit pas auffi grande, il eft certain néanmoins, que le commerce n'enrichit pas affez la nation Efpagnole : & le peu d'effime qu'elle fait de l'état de négociant, la laissera vraisemblablement long-temps fort en arriere vis-à-vis des autres.

Les Espagnols n'exercent pas affez la navigation dans les mers de l'Europe, puifqu'ils fe font apporter, comme on vient de le dire, tous leurs befoins par les navires marchands des nations étrangeres. Mais, en échange, ils font feuls, & à l'exclufion de tous les autres peuples, le commerce maritime dans leurs poffeffions & conceffions aux Indes, étant très-jaloux de tous les vaiffeaux étrangers qui paroiffent dans ces mers, fur ces côtes

(4) M. de Voltaire.

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& dans ces parages, pour y faire la contrebande. Ils ont fait plus d'une fois la guerre pour les en éloigner & maintenir leurs droits à cet égard. Nous verrons bientôt fur quel pied leur navigation & leur commerce aux Indes font réglés, après que nous aurons fait connoître quels font les pays & les colonies qui appartiennent à la monarchie Espagnole.

L'Efpagne poffede 1o. dans la Méditerranée, les illes de Majorque, d'Ivique & de Formentere; celle des Baléares ou Baléarides, appellée Minorque, a été poffédée depuis l'année 1708 par les Anglois, qui en- firent la conquête, & la garderent par la paix d'Utrecht; depuis elle eft tombée au pouvoir des François, qui la rendirent aux Anglois à la paix derniere. 20. En Afrique, les villes de Ceuta, d'Oran, de Mazalquivir, Melilla & Pennon de Velez lieux dont l'entretien lui coûteroit beaucoup, fi l'Etat n'en étoit dédommagé par le prétexte qu'ils lui fourniffent pour garder une grande partie des revenus eccléfiaftiques de la Bulla Cruciata. 3. Dans l'océan Atlantique, les ifles Canaries qui font confidérables. 4°. En Afie, les ifles Philippines; à l'orient de l'Inde, les ifles de St. Lazare, les ifles des Larrons, & les ifles de Salomon, qui ne font pas encore tout-àfait découvertes, mais que les Espagnols fe font appropriées. 5°. En Amérique, une étendue de plus de deux mille lieues de terrein en longueur; favoir, dans la partie méridionale, un grand pays auquel on donne le nom de Terre-Ferme, le Pérou, le Chili, le Paraguay, le Tucuman, & la Terre de Magellán; dans la partie feptentrionale, le vieux & le nouveau Mexique, la Californie & la Floride; les ifles font celles de Cuba, d'Hifpaniola, de Porto-ricco, les Caribes, la Trinité, Sainte Marguerite, Rocca, Orchilla, Blanche, & les ifles Luçayes, qui font partie des Antilles. Ces poffeffions en Amérique font des plus confidérables.

La loi qui défend à tous les étrangers d'aborder dans les colonies Efpagnoles en Amérique pour y faire le moindre trafic, eft une loi conftamment éludée. Car, en premier lieu, le profit que font ceux qui envoient des vaiffeaux chargés de toutes fortes de marchand ifes vers les côtes des poffeffions Espagnoles pour y faire la contrebande, eft fi confidérable, qu'il n'échappe pas aux négocians Anglois, Hollandois & autres, avides d'un gain même illicite. Malgré le rifque d'une pareille entreprise, ces parages font conftamment remplis de ces fortes de contrebandiers, qui échappent fouvent à la vigilance des vaiffeaux gardes-côtes, que le gouvernement y entretient pour empêcher ce négoce frauduleux. Tous les navires qu'ils faififfent, font confifqués, déclarés de bonne prife, & l'équipage fort maltraité; mais on prétend, que fi de trois vaiffeaux envoyés, il en revient un, le propriétaire eft amplement dédommagé de la perte des deux autres; ce qui fuppoferoit le profit à faire de plus de trois cents pour cent. Les guerres même que l'Efpagne a faites à l'Angleterre & à d'autres peuples pour empêcher cette contrebande, n'ont pu la faire ceffer entiérement. En fecond lieu, les particuliers Espagnols eux-mêmes arment fouvent en caTome XVIII.

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chette pour l'Amérique des vaiffeaux que les Anglois & les Hollandois appellent Interlopes, qui y tranfportent des marchandises, & fraudent ainfi les droits du roi. Mais ce qui étude encore plus la loi fufdite, c'est en troifieme lieu, l'intérêt que prennent indirectement les négocians François, Hollandois, Italiens & autres à ce commerce en Amérique. Car ce font eux, qui fous des noms Efpagnols, empruntés ou achetés, chargent de leurs marchandifes la plupart des vaiffeaux qui partent pour l'Amérique, & qui, par conféquent, retirent la plus grande partie de l'or, de l'argent & des autres retours. Enfin, on peut dire que c'eft en faveur des nations commerçantes plutôt que pour l'Espagne, que l'Amérique a été découverte, conquife & qu'elle eft poffédée. La fortie de l'or & de l'argent qui a été fi long-temps défendue contre le bon fens, puifque finalement l'Efpagne ne pouvoit folder avec les autres nations commerçantes que par ces métaux, a toujours donné lieu à mille fraudes, qui font perdre à l'Etat fes droits on en a reconnu l'inconféquence, & depuis l'année 1750, il est permis de transporter l'argent hors du royaume en payant trois pour cent, ce que le roi y auroit gagné par le feigneuriage, s'il avoit été monnoyé. Par cet arrangement, la plupart des vaiffeaux européens qui partent pour la Chine, fe rendent à Cadix, & y prennent l'argent dont ils ont befoin pour trafiquer dans ce pays.

Autrefois le commerce de l'Amérique fe faifoit par le moyen de la flotte du Mexique, des galions & des flotilles. La premiere étoit compofée d'un certain nombre de vaiffeaux, appartenans en partie au roi, & en partie à des particuliers. Elle partoit de Cadix pour le Mexique au mois d'Août; elle déchargeoit fes marchandifes à la Vera-Crux, & revenoit au bout de dix-huit à dix-neuf mois. Les galions pouvoient partir en tout temps de Cadix, où s'en faifoit l'armement : c'étoient ordinairement de gros vaiffeaux de guerre, qui alloient tous les ans charger l'or, l'argent & les marchandifes qui avoient été amaffées dans le Pérou pour l'Efpagne. Lorfque ces deux flottes partoient enfemble, elles alloient de conferve jufqu'à la hauteur des ifles Antilles, où elles fe féparoient les galions pour Carthagene, & de-là à Porto-Bello; ou au contraire, à Porto-Bello, & de-là à Carthagene; & la flotte, pour la Vera-Crux. On nommoit flotille, quelques vaiffeaux qui devançoient les autres. Il y avoit auffi des frégates, appellées Avifos, qui venoient porter avis de l'arrivée prochaine de la flotte ou des galions, de leur chargement, &c. Mais, depuis les années 1735 & 1737, on n'a plus envoyé en Amérique ni de flottes, ni de galions; le commerce s'y fait par les vaiffeaux de regiftre, que des marchands Efpagnols font armer après avoir obtenu du confeil des Indes, moyennant une certaine fomme, ou redevance, la permiffion de trafiquer aux Indes : l'enregistrement de cette permiffion leur a donné ce nom. Ils partent de Cadix, & vont droit à Lima, dont le port eft appellé Callao, à BuenosAyres, Maracaïbo, Carthagene, Honduras, Campêche & Vera-Crux. Les

armemens trop fréquens que les particuliers font en vertu de cette licence, inondent tellement l'Amérique de toutes fortes de marchandifes européennes, que le profit de ce commerce n'eft plus fi confidérable, & que bien des gens défirent de voir les chofes rétablies fur l'ancien pied. Les Affogues font deux vaiffeaux de la couronne, qui portent pour le compte du roi, du vif-argent à la Vera-Crux; ce qui forme un revenu confidérable. Anciennement les Anglois & les Hollandois venoient enlever à S. Jacques de Léon en terme-ferme, les noix de cacao qui croiffent fur les montagnes & fur les côtes dans une contrée voifine de la mer appellée Caruques; mais en 1728 le roi octroya à S. Sébastien une compagnie exclufive pour faire le commerce aux Caraques. Les feuls habitans des ifles Canaries ont obtenu la permiffion d'y envoyer tous les ans un vaiffeau de registre, chargé des productions de leur pays.

Les retours que les Espagnols tirent de l'Amérique, confiftent en or, en lingots & en poudre, en argent en barres ou en piaftres, en perles, émeraudes, indigo, laine de vigogne, quinquina, cacao, vanille, tabac, cuirs verds, bois de campêche & de gaïac, falfe-pareille, baume du Pérou, ypécacuanha, contrayerva, & quelques autres drogues, foit pour la teinture, foit pour la médecine. Toutes ces denrées font revendues aux autres nations; & cet échange forme le grand commerce qui fe fait en Espagne; commerce, qui tout paffif qu'il eft en général, répare en quelque maniere le défaut d'induftrie de la nation Efpagnole, & foutient l'Etat, puifqu'indépendamment des profits qu'en retirent les particuliers, le roi gagne à Pindulto mis fur l'argent trois pour cent; & ce feul article, en évaluant la fortie des métaux précieux à quinze millions, produit 450 mille écus.

Au refte, il n'y a point de compagnies des indes établies en Espagne point de fonds publics, point d'actions, point de banque cette nation ne prend point aufli part aux grandes pêches; mais les Efpagnols font un commerce important d'Amérique en Afie. Le fiege de ce commerce est à Manille, capitale de l'ifle de Luçon, qui eft la principale des Philippines. Les habitans de cette ville, les couvens qui y font établis, & autrefois furtout les jéfuites, y chargent tous les ans un, & quelquefois, mais rarement, deux vaiffeaux, de toutes fortes d'étoffes des indes en foie & en coton, d'orfévrerie & de quincailleries, de foie crue de la Chine, d'épiceries, d'aromates, & de plufieurs autres efpeces de marchandifes. Ce vaiffeau d'énorme grandeur, & nommé galion, fort au mois de juillet du port de Manille, & fait voile vers Acapulco, qui eft un port fitué fur les côtes du Mexique. La navigation fe fait avec beaucoup d'aifance à la faveur des vents alifés, qui foufflent dans ces mers; & le galion arrive ordinairement au mois de décembre ou de janvier à Acapulco, d'où il eft obligé de repartir avant le 1 d'avril, pour profiter des vents. La charge de ce vaiffeau ayant été vendue pendant cet intervalle, il rapporte d'Acapulco à Manille, le produit presqu'entiérement en argent comptant; ce qui monte

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