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Faifon. Quiconque juftifie un fi odieux fyftême, mérite du philofophe un profond mépris, & du negre un coup de poignard.

Si vous portez votre main fur moi, je me tue, difoit Clariffe à Lovelace; & moi je dirois à celui qui attenteroit à ma liberté : fi vous approchez, je vous poignarde; & je raifonnerois mieux que Clariffe, parce que défendre ma liberté, ou, ce qui eft la même chofe, ma vie, eft mon premier devoir, refpecter celle d'autrui n'eft que le fecond; & que, toutes chofes d'ailleurs égales, la mort d'un coupable eft plus conforme à la juftice que celle d'un innocent.

Dira-t-on que celui qui veut me rendre Efclave n'eft point coupable, qu'il ufe de fes droits? Où font-ils, fes droits? qui leur a donné un caractere affez facré pour faire taire les miens? Je tiens de la nature le droit de me défendre; elle ne t'a donc pas donné celui de m'attaquer. Que fi tu te crois autorifé à m'opprimer, parce que tu es plus fort & plus adroit que moi, ne te plains donc pas quand mes bras vigoureux ouvriront ton fein pour y chercher ton cœur; ne te plains pas, lorfque, dans tes entrailles déchirées, tu fentiras la mort que j'y aurai fait paffer avec tes alimens. Je fuis plus fort ou plus adroit que toi; fois à ton tour victime; expie maintenant le crime d'avoir été oppreffeur.

Celui qui foutient le fyftême de l'esclavage, eft l'ennemi de toute l'efpece humaine. Il la partage en deux fociétés d'affaffins légitimes; les oppreffeurs, & les opprimés. Il vaudroit autant crier aux hommes: fi vous voulez conferver votre vie, hâtez-vous de me l'arracher, car j'en veux à la vôtre.

Mais, dites-vous, le droit d'efclavage s'étend fur le travail & la liberté, non fur la vie. Eh quoi! le maître qui difpofe de l'emploi de mes forces, ne difpofe-t-il pas de mes jours, qui dépendent de l'usage volontaire & modéré de mes facultés? Qu'est-ce que l'exiftence pour celui qui n'en a pas la propriété? Je ne puis tuer mon Efclave, mais je puis faire couler fon fang goutte à goutte fous le fouet d'un bourreau; je puis l'accabler de douleurs, de travaux & de privations; je puis attaquer de toutes parts, & miner fourdement les principes & les refforts de fa vie; je puis étouffer par des fupplices lents, le germe malheureux qu'une négreffe porte dans fon fein. Ainfi les loix ne protegent l'efclave contre une mort prompte, que pour laiffer à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours.

Difons mieux. Le droit d'efclavage eft celui de commettre toutes fortes de crimes: ceux qui attaquent la propriété; vous ne laiffez pas à votre Efdave celle de fa perfonne : ceux qui détruifent la fûreté; vous pouvez Pimmoler à vos caprices: ceux qui font frémir la pudeur... Tout mon fang fe fouleve à ces images horribles. Je hais, je fuis l'efpece humaine, compofée de victimes & de bourreaux; & fi elle ne doit pas devenir meilleure, puiffe-t-elle s'anéantir!

Un mot encore, puifqu'il faut tout dire. Cartouche affis au pied d'un

arbre dans une forêt profonde, calculant la recette & la dépense de fon brigandage, les récompenfes & les falaires de fes agens, & s'occupant avec eux d'idées de proportion & de juftice diftributive; Cartouche eft-il fort différ nt de l'armateur, qui, courbé fur un comptoir, regle, la plume à la main, le nombre d'attentats qu'il peut faire commettre fur les côtes de Guinée; qui examine à loifir combien chaque negre lui coûtera de fufils à livrer, pour entretenir la guerre qui fournit les Efclaves; de chaînes de fer pour le tenir garotté fur fon vaiffeau; de fouets, pour le faire travailler; combien lui vaudra chaque goutte de fang dont ce negre arrofera fon habitation; si la négreffe donnera plus à fa terre par les travaux de ses mains que par le travail de l'enfantement?... Que penfez-vous du parallele?... Le voleur attaque & prend l'argent; le négociant prend la perfonne même. L'un viole les inftitutions fociales, l'autre viole la nature. Oui, fans doute; & s'il exiftoit une religion qui autorisât, qui tolérât, ne fut-ce que par fon filence, de pareilles horreurs; fi, d'ailleurs, occupée de queftions oifeufes ou féditieufes, elle ne tonnoit pas fans ceffe contre les auteurs ou les inftrumens de cette tyrannie; fi elle faifoit un crime à l'esclave de brifer fes chaînes; fi elle fouffroit dans fon fein le juge inique qui condamne le fugitif à la mort: fi cette religion exiftoit, il faudroit en étouffer les miniftres fous les débris de leurs autels.

Mais les negres font une espece d'hommes nés pour l'efclavage; ils font bornés, fourbes, méchans; ils conviennent eux-mêmes de la fupériorité de notre intelligence, & reconnoiffent prefque la juftice de notre empire.

Les negres font bornés, parce que l'esclavage brife tous les refforts de l'ame. Ils font méchans; pas affez avec vous. Ils font fourbes; parce qu'on ne doit pas la vérité à fes tyrans. Ils reconnoiffent la fupériorité de notre efprit; parce que nous avons abufé de leur ignorance: Îa justice de notre empire, parce que nous avons abufé de leur foibleffe. J'aimerais autant dire, que les Indiens font une efpece d'hommes nés pour être écrasés; parce qu'il y a chez eux des fanatiques, qui fe précipitent fous les roues du char de leur idole, devant le temple de Jagernat.

Mais ces negres étoient nés efclaves. A qui, barbares, ferez-vous croire qu'un homme peut être la propriété d'un fouverain, un fils la propriété d'un pere, une femme la propriété d'un mari, un domeftique la propriété d'un maître, un negre la propriété d'un colon?

Mais ces esclaves s'étoient vendus eux-mêmes. Jamais un homme a-t-il pu permettre, par un pacte ou par un ferment, à un autre homme, d'ufer & d'abuser de lui! S'il a confenti ce pacte ou fait ce ferment, c'eft dans un accès d'ignorance ou de folie; & il en eft relevé, au moment où il fe connoit, où fa raifon revient.

Mais ils avoient été pris à la guerre. Que vous importe? laiffez le vainqueur abufer comme il voudra de fa victoire. Pourquoi vous rendez-vous fon complice?

Mais c'étoient des criminels, condamnés dans leur pays à l'efclavage. Qui les avoit jugés? Ignorez-vous que dans un Etat defpotique, il n'y a de coupable que le defpote?

Le fujet d'un defpote eft, de même que l'efclave, dans un état contre nature. Tout ce qui contribue à y retenir l'homme, eft un attentat contre fa perfonne. Toutes les mains qui l'attachent à la tyrannie d'un feul, font des mains ennemies. Or, voulez-vous favoir quels font les auteurs ou les complices de cette violence? Tous ceux qui l'environnent. Sa mere, qui lui a donné les premieres leçons de l'obéiffance; fon voifin, qui lui en a donné l'exemple; fes fupérieurs, qui l'y ont forcé; fes égaux, qui l'y ont entraîné par leur opinion. Tous font les miniftres & les inftrumens de la tyrannie. Le tyran ne peut rien par lui-même; il n'eft que le mobile des efforts font tous fes fujets pour s'opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état de guerre continuelle, qui rend légitimes les vols, les trahifons, les affaffinats. Ainfi que le fang qui coule dans fes veines, tous les crimes partent de fon cœur, & reviennent s'y concentrer. Caligula difoit, que fi le genre humain n'avoit qu'une tête, il eût pris plaifir à la faire tomber. Socrate auroit dit, que fi tous les crimes pouvoient fe trouver fur une même tête, ce feroit celle-là qu'il faudroit abattre.

que

Hâtons-nous donc de fubftituer à l'aveugle férocité de nos peres les lumieres de la raifon & les fentimens de la nature. Brisons les chaînes de tant de victimes de notre cupidité, duffions-nous renoncer à un commerce qui n'a que l'injuftice pour bafe, & que le luxe pour objet.

Mais non; il n'eft pas befoin de faire le facrifice de productions que l'habitude nous a rendues fi cheres. Vous pouvez les tirer de vos colonies, fans les peupler d'Efclaves. Ces productions peuvent être cultivées par des mains libres, & dès-lors confommées fans remords.

Les ifles font remplies de noirs, dont on a rompu les chaînes. Ils exploitent avec fuccès les petites habitations qu'on leur a données, ou qu'ils ont acquifes par leur induftrie. Ceux de ces malheureux qui recouvreroient leur indépendance, vivroient en paix d'un femblable travail, libre & fructueux. Les ferfs de Danemarc, qu'on a affranchi, ont-ils abandonné leurs

charrues?

Craint-on que la facilité de vivre, fans agir, fur un fol naturellement fertile, de fe paffer de vêtemens fous un ciel brûlant, plonge les hommes dans l'oifiveté? Pourquoi donc les habitans de l'Europe ne se bornent-ils pas aux travaux de premiere néceffité? Pourquoi s'épuifent-ils dans des occupations laborieufes, qui ne faticfont que des fantaifies paffageres? Il eft parmi nous mille profeffions plus pénibles les unes que les autres, qui font l'ouvrage de nos inftitutions. Les loix ont fait éclore fur la terre un effaim de befoins factices, qui n'auroient jamais exifté fans elles. En diftribuant toutes les propriétés au gré de leur caprice, elles ont affujetti une infinité d'hommes à la volonté impérieufe de leurs femblables, au poins

de les faire chanter & danfer pour vivre. Vous avez parmi vous des êtres faits comme vous, qui ont confenti à s'enterrer fous des montagnes pour vous fournir des métaux, du cuivre qui vous empoisonne peut-être : pourquoi voulez-vous que des negres foient moins dupes, moins foux que des Européens ?

En accordant à ces malheureux la liberté, mais fucceffivement, comme une récompenfe de leur économie, de leur conduite, de leur travail, ayez foin de les affervir à vos loix, & à vos mœurs, de leur offrir vos fuperfluités. Donnez-leur une patrie, des intérêts à combiner, des productions à faire naître, une confommation analogue à leurs goûts; & vos colonies ne manqueront pas de bras, qui, foulagés de leurs chaînes, en feront plus actifs & plus robuftes.

Pour renverser l'édifice de l'efclavage, étayé par des paffions fi univerfelles, par des loix fi authentiques, par la rivalité de nations fi puissantes ¿ par des préjugés plus puiffans encore, à quel tribunal porterons-nous la caufe de l'humanité, que tant d'hommes trahiffent de concert? Rois de la terre, vous seuls pouvez faire cette révolution. Si vous ne vous jouez pas du refte des humains, fi vous ne regardez pas la puiffance des fouverains comme le droit d'un brigandage heureux, & l'obéiffance des fujets comme une surprise faite à l'ignorance, penfez à vos devoirs. Refufez le fceau de votre autorité au trafic infame & criminel d'hommes convertis en vils troupeaux; & ce commerce difparoîtra. Réuniffez une fois pour le bonheur du monde, vos forces & vos projets fi fouvent concertés pour fa ruine. Que fi quelqu'un d'entre vous ofoit fonder fur la générofité de tous les autres l'efpérance de fa richeffe & de fa grandeur, c'eft un ennemi du genre-humain qu'il faut détruire. Portez chez lui le fer & le feu. Vos armées fe rempliront du faint enthoufiafme de l'humanité. Vous verrez alors quelle différence met la vertu, entre des hommes qui fecourent des opprimés, & des mercenaires qui fervent des tyrans.

ESOPE, le plus ancien auteur des apologues après Héfiode, étoit de Phrygie, & vivoit vers l'an 576 avant Jefus-Chrift, du temps de Solon, législateur d'Athenes.

ESOPE, qui mérite une place diftinguée parmi les moralistes; nâquit dans

l'esclavage, mais fon ame affranchie des paffions refta toujours libre. Sa philofophie étoit douce, enjouée & à la portée de tout le monde. Inftruit de bonne heure que les hommes font tout de glace pour la vérité, mais tout de feu pour le menfonge, il enveloppa fes leçons fous le voile de la fable, & orna fes préceptes des agrémens de la fiction. Il prêta un langage aux animaux, & des fentimens aux plantes, aux arbres & à toutes

les

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les chofes inanimées. Il parvint par cet ingénieux artifice à faire goûter fes leçons des enfans même qui, attirés par les images qu'elles préfentent, les écoutoient avec plus d'attention. Tous les hiftoriens ont pris plaifir à peindre la figure de ce fabulifte philofophe avec les traits les plus difformes que peut fournir la nature. Peut-être ont-ils espéré de donner parlà plus de relief à fon efprit. C'est ainfi que les peintres forcent les ombres de leurs tableaux pour en faire valoir davantage les parties éclairées.

Chilon, un des fept fages de Grece, demandoit à Efope quelle étoit l'occupation de Jupiter? D'abaiffer les chofes élevées, lui répondit le fabulifte, & d'élever les chofes baffes. Bayle trouve dans cette réponse l'abrégé de l'hiftoire humaine. Le monde, dit-il, eft un véritable jeu de bafcule; tour à tour on y monte & on y defcend. On doit admirer dans ce jeu-là les profondeurs d'une fage providence, & l'activité de nos paffions.

Elope pour faire entendre que la vie de l'homme eft remplie de beaucoup de miferes, & qu'un plaifir eft accompagné de mille douleurs, difoit que Prométhée ayant pris de la boue pour en former & pétrir l'homme, il la détrempa, non avec de l'eau, mais avec des larmes.

Créfus, roi de Lybie, appella auprès de lui Efope, & ce fage ingénieux fçut fe faire écouter dans une cour corrompue, pendant que l'auftere Solon s'y trouva fans amis & fans partifans. Ce fut à cette occafion que le fabulifte dit au législateur d'Athenes: » Solon, n'approchons point des rois » ou difons-leur des chofes qui leur foient agréables. "

Efope quitta la cour de Lydie pour voyager dans la Grece. Témoin des murmures des Athéniens qui fupportoient impatiemment le joug que leur avoit impofé le tyran Pififtrate, il leur récita la fable des grenouilles qui demandent un roi à Jupiter.

Il parcourut l'Egypte, la Perfe, & fema par-tout fon ingénieuse morale. De retour en Grece, il vifita les Delphiens; mais ce peuple qui n'avoit point apparemment lû les apologues de notre fabulifte, s'occupa plus à confidérer la forme du vafe, que la liqueur qu'il renfermoit; les Delphiens fe moquerent de fa figure. Efope irrité les compara aux bâtons qui flottent fur l'onde; on s'imagine de loin que c'eft quelque chofe de confidérable, de près on trouve que ce n'eft rien. Mais cette raillerie lui coûta cher, & dût lui apprendre que fi la prudence veut que nous n'ayons que des paroles de foie pour les rois, elle exige auffi que nous nous abftenions d'en avoir d'offenfantes pour les peuples. On lui fufcita des crimes, & il fut condamné à être précipité d'un rocher.

Un certain Planude, moine grec, auteur d'une vie d'Efope, ou plutôt d'un mauvais roman fur ce fabulifte Phrygien, nous le représente fous la forme la plus burlefque; il lui refufe même le libre ufage de la parole, & afin de rendre encore ce perfonnage plus ridicule, l'hiftorien lui prête fes niaiferies, & fes bons mots. La Fontaine en a adopté plufieurs dans. la vie qu'il nous a donnée du fabuliste Grec.

Tome XVIII.

Ee

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