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ESCLAVE, f. m.

CONSIDÉRONS trois temps ou trois états de l'homme. 1o. L'état pri

mitif de nature. 2°. L'état dépendant de quelque fait humain, antérieur au chriftianisme. 3°. L'état de convention qui a fuivi le chriftianifme.

Tous les hommes naiffent libres; aucun homme, confidéré dans l'état primitif de nature, indépendamment de tout fait humain, n'eft Esclave. Ce premier temps ne connoît ni autorité ni dépendance. La condition d'Efclave fut inconnue jufqu'à ce que la difcorde qui arma les hommes les uns contre les autres, eût fait naître la fupériorité & la fubordination.

Dans le fecond temps, c'eft-à-dire dans l'état dépendant de quelque fait humain, avant le chriftianifme, un homme pouvoit tomber dans l'esclavage, de trois manieres (a). 1°. Par quelque convention; tel étoit l'efclavage des ferviteurs qui fe vendoient, ou des débiteurs qui ne pouvoient payer leurs dettes. 2°. Par une fuite de quelque délit; tel étoit l'esclavage des criminels qu'on pouvoit ou tuer ou mettre dans la fervitude. 3°. Par le droit de la guerre; tel étoit l'esclavage des prifonniers qu'on ne faifoit pas mourir, mais qu'on faifoit Efclaves.

A mesure que le genre-humain fe multiplia, on s'éloigna de la fimplicité des premiers fiecles. On cherchoit tous les jours quelque moyen d'augmenter les commodités de la vie & d'amaffer des richeffes. I eft vraifemblable que les gens un peu riches & qui avoient plus de génie engagerent ceux qui étoient groffiers & peu accommodés des biens de la fortune, à travailler pour eux, moyennant un certain falaire, & que cela ayant favorifé l'ambition des uns & la pareffe des autres, ceux-ci fe déterminerent infenfiblement à entrer pour toujours dans la famille de ceux-là, à condition qu'on leur fourniroit la nourriture & toutes les chofes néceffaires à la vie ainfi, la fervitude fut établie par un libre confentement des parties, & par l'obligation que les uns contracterent de faire afin qu'on fit pour eux; & comme les perfonnes qui vouloient fe débarraffer du foin de leur fubfiftance, fe mettoient fous la puiffance d'autrui; les débiteurs qui ne pouvoient rendre ce qu'ils avoient emprunté, tomboient fous celle de leurs créanciers. Voilà les premieres fources de l'esclavage.

Les criminels qui avoient commis quelque délit, pouvoient être punis de mort; mais on trouva plus utile à la fociété, lorfque les crimes n'en ávoient pas violé les loix à un certain point, de ne punir les coupables que de la perte de leur liberté. Ce fut une nouvelle fource d'efclavage. Le privilege de tous les citoyens Romains, étoit de ne pouvoir être dépouillés

(a) Servitus eft conflitutio juris gentium, quâ quis Domino alieno contra naturam fubjicitur. f. lib. 1. tit. 4. de ftatu hominum.

malgré

malgré eux de la liberté, non plus que de la vie. Ce privilege produifit bientôt une licence effrénée. Pour l'arrêter, fans paroître détruire le privilege, on eut recours à une fiction. Lorfqu'un citoyen Romain avoit commis quelque crime digne de mort ou de quelqu'autre peine emportant la privation de la liberté, on annonçoit que celui qui alloit être condamné n'étoir plus citoyen, on le déclaroit Efclave de la peine; & comme tel on le privoit ou de la vie ou de la liberté.

La guerre fut enfin une troifieme fource d'efclavage. Elle n'en a pas été le principe, mais elle en avoit confidérablement étendu les liens. Les vainqueurs exercerent d'abord fur les vaincus le pouvoir de vie & de mort qu'ils tenoient de leur victoire; mais le droit des gens établit enfuite qu'on ne tueroit point les prifonniers, & qu'ils demeureroient Efclaves dans la famille des vainqueurs. La victoire eft infolente, les victorieux confervoient quelques reftes de haine contre ceux que le fort des armes avoit mis dans leurs fers. Ils traitoient d'autant plus rudement les Efclaves de cette espece qu'ils avoient eux-mêmes couru rifque de perdre & leurs biens & la vie. A la moindre faute, ils crurent pouvoir leur ôter la vie qu'ils leur avoient confervée. Accoutumés à regarder leurs Efclaves comme leur bien, ils étendirent leurs droits fur les enfans des meres Efclaves & fur tous les defcendans.

C'eft ainfi que les Efclaves fe multiplierent fous différens titres. Les uns naiffoient tels par l'infortune de leurs meres; le malheur de la naissance conftituoit indifpenfablement ceux-ci fous l'empire de leurs maîtres. Les autres s'achetoient; un ennemi pris en guerre (a) par les Romains étoit ordinairement expofé publiquement en vente, & mis à l'enchere au profit de celui qui s'en étoit faifi. Pour lors, l'acquéreur entroit dans tous les droits du vendeur. (b) Quelques-uns fe vendoient eux-mêmes à prix d'argent, & préféroient un gain fordide à la jouiffance de leur liberté, le plus précieux de tous les biens.

Dans l'ufage des Romains, les offices domeftiques & les travaux de la campagne étoient répartis aux Efclaves, à proportion de leur adreffe & de leur fidélité. L'affranchiffement étoit affez fouvent la récompenfe de leurs fervices. Quelquefois auffi ils fe rachetoient, de l'argent qu'ils avoient amaffé de leurs épargnes ou de leur travail. C'eft dans cette vue qu'ils fe faifoient un pécule à part dont ils avoient la propriété & la difpofition fous le bon plaifir de leurs maîtres.

Les maîtres avoient un pouvoir fans bornes fur la vie, fur les biens, & fur les enfans des Efclaves, de quelque maniere qu'ils le fuffent devenus. Tout ce que les Efclaves acquéroient, ils l'acquéroient pour leurs maîtres. Les nations crurent ne pouvoir étendre trop loin le droit des maîtres,

(a) On l'appelloit proprement Mancipium veluti manu captum.
(b) Cette forte de vente fe faifoit à Rome, fub hafta, fub corona, fub pileo.
Tome XVIII.

X

parce que plus ces droits étoient grands, plus les maîtres, pour ne pas s'en priver, devoient ménager la vie de leurs Efclaves. Cette confidération produifoit quelquefois cet effet en faveur de ces malheureux, & l'on en voyoit peu périr par de mauvais traitemens, au lieu que, dans des guerres civiles où l'on ne pouvoit faire des Efclaves, on tuoit ordinairement les prifonniers. Il y a eu néanmoins des Etats où ce pouvoir des maîtres fur leurs Efclaves étoit reftreint, à quelques égards, & où les maîtres ne pouvoient leur ôter la vie, fans s'expofer à quelques peines.

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Le troifieme temps, qui eft celui où nous vivons, a établi la liberté naturelle dans toute fon étendue & dans tous fes droits. Elevant les cœurs & éclairant les efprits, le chriftianifme a banni l'efclavage des conventions & des guerres des hommes, & a fait ceffer toutes les indignités qui dégradoient l'homme. Il n'y a plus d'efclavage parmi les chrétiens. Les nations policées ont aboli peu à peu ce droit barbare, & les perfonnes font libres dans toutes les fociétés chrétiennes, fi j'en excepte quelques malheureux payfans qu'un refte de barbarie tient encore dans l'efclavage en Ruffie, en Pologne, & en Boheme.

Il y a des Etats qui non-feulement ne font pas des Efclaves, mais qui rendent libres tous les Efclaves étrangers qui y arrivent. Tel eft le royaume de France, dont le nom formé du mot franc, fignifie originairement franchife.

Les Efclaves que les Romains laifferent dans les Gaules, s'y étoient multipliés, & il y en a eu jufques fous la troifieme race de nos rois. On voit que dans le concile de Mâcon (a), il fut ordonné qu'aucun chrétien ne feroit employé au fervice des juifs. Les capitulaires de Charlemagne nous apprennent, que lorfqu'un condamné qui n'avoit pas de quoi payer, s'acquittoit de l'argent d'un particulier, il fe vouoit à fon fervice. Enfin, le foulevement arrivé fous le regne de Louis-le-Gros (b) eft la preuve que l'esclavage étoit encore en ufage en France dans le douzieme fiecle.

L'efprit du chriftianifme introduifit en France trois fortes d'affranchiffemens. Le premier fe faifoit en préfentant au roi un denier (c); & par-là, l'Esclave affranchi étoit fous la protection du roi. Le fecond, en préfentant auffi à l'églife un denier (d); & cela mettoit l'affranchi fous la protection de l'églife. Le troifieme enfin, fur la foi d'une lettre miffive (e); & l'Esclave ainfi affranchi étoit libre de fe mettre fous la protection du roi ou fous celle de l'églife.

(a) Célébré en 581.

(b) En 1108.

(c) Que l'on appelloit Præceptum denariale.
(d) Que l'on appelloit in Ecclefiâ per chartam.
(e) Per epiftolam privatam.

La plupart des maîtres ne rendirent la liberté à leurs Efclaves, qu'en se réservant fur eux de certains droits qui étoient inconnus chez les Romains, comme le droit de corvée, le droit de main-morte. Celui-ci reffembloit à cet efclavage dont le chriftianisme venoit de foulager les François ; les main-mortables étoient expofés à des contradictions oppofées à la liberté naturelle, cela donna lieu à une charte (a), par laquelle Suger, régent du royaume, affranchit tous les gens de main-morte. A fon exemHumbert, Dauphin, & Thibault, comte de Blois, rendirent la liberté à tous leurs Efclaves.

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A leur avénement à la couronne, les rois de France chercherent à conferver à leurs peuples un attribut fi précieux. Louis X, dit le Hutin, donna un édit (b) qui confirma l'affranchiffement de tous les gens de main-morte. Henri II, en fit publier un (c) qui contenoit les mêmes difpofitions; & s'il s'eft confervé des gens de main-morte dans quelques provinces du royaume, ce n'eft point par un efprit de cet ancien efclavage. Tous les hommes y font libres, de cette liberté oppofée à la fervitude corporelle, fous laquelle ils gémiffoient dans les premiers fiecles.

C'est dans le treizieme fiecle que les François, rendus à leur premier état, jouirent de la liberté dans toute fa plénitude. Ce fut alors auffi que les nobles furent diftingués en France entre les hommes libres. Ceux-là feulement furent cenfés nobles qui poffédoient antérieurement des fiefs héréditaires fous l'obligation de porter les armes (d).

Depuis ce temps-là, c'eft une maxime de droit François, qu'un Efclave qui entre dans les terres du roi très-chrétien, ceffe d'être Efclave & devient libre en refpirant l'air de France. La terre Françoife ne fouffre point d'Efclaves, & la liberté eft l'apanage univerfel de tous ceux qui l'habitent, comme des étrangers que la bonne fortune y conduit. Cette maxime n'a été établie par aucune ordonnance; mais elle s'eft formée d'un long ufage qui a force de loi, & tous nos auteurs l'atteftent (e).

Cette maxime de notre droit public a même été fuppofée, & par conféquent autorisée par Louis XIV, dans une occafion que je vais expliquer. Avoir mis une exception à la regle, c'eft avoir confirmé la regle.

Ce prince, pour faciliter le commerce de nos colonies de l'Amérique, a autorifé la traite des negres qui s'échangent contre des marchandifes.

(a) De l'an 1141.

(b) En 1315.

(c) En 1553.

(d) Voyez-en la preuve dans l'Histoire générale du Languedoc, par Devic & Vaiffette. Paris, 1730.

(e) Bodin, dans fa République; le Bret, dans fon Traité de la Souveraineté de nos Rois; Loifel, dans fes Inftituts.

Comme ces negres font deftinés au défrichement & à la culture des terres & des denrées qui y croiffent, l'utilité du commerce a déterminé le fouverain (a) à déroger à la maxime du droit François, à l'égard des negres vendus par leurs propres rois, & achetés pour fervir dans les colonies Françoifes. Il veut que ces negres reftent Efclaves dans les colonies, afin qu'ils foient contenus dans des travaux qui contribuent à rendre le commerce floriffant dans ce royaume & qui y entretiennent l'abondance. Il veut même qu'ils ne recouvrent pas leur liberté en mettant le pied en France, lorfque leurs maîtres les y amenent pour être inftruits de la religion catholique ou pour y apprendre un métier, dans le deffein de les renvoyer aux colonies; mais il exige que le maître obtienne une permiffion du gouverneur de la colonie, & qu'il en faffe la déclaration au greffe de l'amirauté du port de mer où les negres arrivent. En mettant le pied en France, les negres font libres, fi ces formalités n'ont pas été remplies. Quelques auteurs ont penfé que, pour peupler davantage la France, pour réparer la breche qu'a fait à ce royaume l'expulfion des gens de la religion prétendue-réformée, & celle que lui fait fréquemment la guerre, pour ouvrir des canaux, deffécher des marais, défricher des terres, il feroit à propos de faire tranfporter en France des Negres, comme l'on en tranfporte en Amérique; qu'on feroit une chofe utile pour tous les Etats de l'Europe, en rétablissant l'esclavage avec quelque adouciffement; & que la deftinée de ces Efclaves, quelle qu'elle fût, feroit bien moins dure en Europe qu'elle ne l'eft dans les ifles de l'Amérique. Cela eft vraisemblable. Les negres qui appartiennent aux Efpagnols dans le continent, n'en font pas maltraités; & l'on pourroit adoucir par des loix, dans l'Europe policée, le fort de ces infortunés. Mais cet établiffement n'auroit point les avantages qu'on nous en promet. Qu'on life ce qu'un jurifconfulte François (b) a écrit pour & contre fur cette queftion, & l'on demeurera perfuadé qu'il feroit pernicieux que l'esclavage fût rétabli, quelque tempérament qu'on mît au pouvoir des maîtres. La plupart des Negres tranfportés fous notre climat périroient; & outre l'inhumanité qu'il y auroit à partager le genre-humain comme en deux efpeces d'hommes, chaque Etat auroit autant d'ennemis que d'Efclaves, & la politique n'eft pas moins intéressée que l'humanité, à conferver à tous les hommes leur liberté; aux avantages que nous promettent ces auteurs, on peut oppofer des inconvéniens encore plus confidérables. La France feroit bientôt étrangement défigurée; non-feulement pour la couleur, mais encore pour les mœurs & la politeffe. Un maître qui vit parmi des Efclaves, court rifque en quelque forte de fe déshumanifer, s'il eft permis de hafarder cette expreffion.

(a) Voyez l'Edit de 1685, & celui de 1716. (b) Bodin, dans fa République, L, 1, ch, 4.

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