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ils pas fait connaître à l'auteur du Vesontio? Ou bien il faut croire que cet historien, si épris des antiquités de la ville, et qui écrivait à côté des religieux, aura oublié de les interroger.

Ces simples réflexions pouvaient inspirer au jeune écrivain quelque défiance; mais la lecture seule de l'acte prétendu de fondation du monastère devait achever de l'éclairer. Dans cette pièce, c'est l'archevêque Gérard qui parle. Dès le début, il nomme les bienfaiteurs qui ont donné aux cordeliers la plage occidentale du Doubs pour s'y établir, c'est-à-dire le sénat et le peuple bisontin, senatus populusque bisuntinus. Par ces seules paroles, et pour quiconque a étudié les monuments, cette pièce est jugée; ce n'est pas ainsi qu'on parlait au XIIIe siècle; à aucune époque, les prélats de Besançon n'ont employé, pour désigner l'hôtel de ville, ce langage figuré; il est surtout curieux dans la bouche de l'archevêque Gérard, qui n'a jamais reconnu, ni même connu ce sénat municipal, et qui, précisément cinq mois après, était jeté hors de sa ville épiscopale par la premiére explosion de la commune naissante.

Ainsi le vieux livre en parchemin a tort, clairement tort; ces énonciations erronées n'y existaient pas en 1618, ou elles étaient sans crédit au monastère; tous les documents que le vieux livre renferme pour l'histoire du XIII° siècle sont ainsi ébranlés; il faut renoncer à recouvrer ce qui est perdu, les flots du Doubs ont tout emporté.

La même inexpérience se trahit dans d'autres passages du mémoire : Le jeune auteur peint, en 1224,

Besançon comme étant encore à l'état de ruine, sauf quelques rues boueuses et étroites; il croit que la ville avait alors un gouverneur, que Louis XI y diminua les impôts, qu'en 1479 les habitants s'étaient lâchement rendus à ce cruel ennemi de la Franche-Comté ou à ses capitaines. Auçun historien n'a, jusqu'à ce jour, formulé semblable jugement et avec tant d'amertume. Il ne peut être mèrité que par un très-petit nombre d'hommes aux gages des conquérants, et dont le nom ne sera bientôt plus un secret. S'il nous est donné d'écrire l'histoire de ces temps mémorables, nous justifierons par des pièces contemporaines qu'aux plus mauvais jours le dévouement des bisontins n'a pas failli à Marie de Bourgogne, et que ce dévouement plein de péril, et admiré du pays tout entier, fut généreux, désintéressé, sublime!

Ces critiques de votre commission, Messieurs, vous paraissent peut-être sévères; toutefois nous avons toujours voulu être bienveillant. Le jeune historien possède les germes d'un talent réel; la vérité lui était due, son mérite l'a rendu digne de l'entendre; la modestie qui brille dans son mémoire le rend capable d'en profiter. Nous lui dirons donc : persévérez dans cette ligne du bon goût et du bon style; continuez à vous former å l'école des maîtres. C'est la source du beau, comme les documents originaux discernés sans erreur et lentement médités sont en histoire la source du vrai. Ne regardez que comme un essai ce premier ouvrage; mettez au service d'un sujet plus fécond les dons heureux que vous avez reçus; el, avec la même bonne volonté, le même travail, l'avenir vous promet, non comme aujourd'hui une simple distinction, mais une couronne.

Les limites de ce rapport et de cette séance publique nous interdisent toute citation. Nous passons donc immédiatement à l'examen du mémoire no 1er, dont le sujet est l'histoire de l'abbaye de Lieucroissant, ou des Trois-Rois, avec cette devise qui n'est que l'inscription gravée par les religieux mêmes sur les murs de l'abbaye: Crescat in te pia locus iste, Maria.

Ce mémoire est presque l'opposé du premier, par les qualités et les défauts qui le signalent. Si l'ouvrage qui précède succombe par l'indigence du sujet, l'auteur du mémoire des Trois Rois plie sous le faix des richesses dont il ne sait pas toujours faire usage. Ce mémoire révèle au surplus un travail sérieux; mais nous devons d'abord vous en faire connaître l'objet :

A l'extrémité occidentale de la grande courbure que fait le Doubs, en se dirigeant des environs de Montbéliard å Clerval et à Baume, au sein d'une contrée riante située entre les châteaux de Soye, de Chatelot, et le lieu où s'éleva dès lors le bourg de Lisle, fut bâti en 1138, à côté d'un bois, l'abbaye de Lieucroissant. Ce nom, qui lui fut donné par un archevêque de Besançon, sembla révéler l'avenir de cet asile religieux. Ses deux premiers fondateurs avaient d'abord habité une tour du voisinage, où leur vertu les fit découvrir. Le nombre des religieux s'accrut rapidement. Des dons immenses les rendirent propriétaires de la partie la plus occidentale du comté de la Roche. Malgré ces richesses, la vertu fleurit d'abord avec la discipline; ils étaient humbles, laborieux, charitables, travaillaient des mains, labouraient la terre, gardaient leurs troupeaux. Le dépôt momentané des

reliques des rois mages dans l'abbaye, lors de leur transport à Cologne, lui fit donner le nom des Trois-Rois. C'est à raison de leur passage au château de Grammont, que les sires de Granges et les sires de Grammont, leurs descendants, ont remplacé l'étoile d'or de leur blason' héréditaire par trois têtes couronnées, avec cette noble devise: Dieu aide aux gardiens des rois. Les religieux jouirent de la paix pendant le premier siècle de leur fondation, mais la guerré les désola dans les âges suivants. L'abbaye, placée sur le passage ou au voisinage d'une foule de voies romaines et du moyen âge, ayant pour ennemis tous les ennemis des belliqueux Neufchâtel leurs gardiens, tour à tour enrichie et rançonnée, renversée, rebâtie, cinq ou six fois déserte, en proie à d'incessantes calamités, subit en 1475 l'invasion des Suisses allemands, en 1638 celle des Suédois. Un document contemporain qu'a ignoré l'auteur du mémoire, peint en deux mots, mais avec énergie, l'état déplorable où l'avait réduite les Suisses, et où elle était encore au mois de mars 1476. L'abbaye de Lieucroissant, porte le vieux manuscrit, est maintenant inhabitable, tous les villages brûlés par les Allemands, et sont mendiants les religieux. » Mais un mal plus profond la minait. Quand l'ordre de Citeaux devenu trop riche se lassa du travail des mains, les religieux de Lieucroissant demandèrent et obtinrent de leur chapitre général, vers 1310, la permission d'acenser la plus grande partie de leurs riches et vastes domaines. Cette permission fut accordée. C'est l'époque de la renaissance d'un grand nombre de villages voisins, dont les colons devinrent propriétaires. Ce

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changement porta un coup mortel à l'ancienne discipline: le mal apparaît clairement dès le xvr siècle; il était bien plus grand au XVIII; les mœurs du monde avaient pénétré dans l'ancien asile de la vertu; si la vertu de quelques uns protestait encore contre la décadence générale, si le monastère conservait encore des habitudes hospitalières et charitables, le monastère n'était plus que l'ombre de lui-même, et l'orage révolutionnaire qui en dispersa les membres, ne frappa qu'un héritage stérile et une terre dégénérée.

Ces annales de l'abbaye qui aurait été la plus riche de la Franche-Comté, si elle avait conservé ses domaines, offrent de l'intérêt et même une certaine grandeur ; une semblable histoire a ses enseignements, ses tableaux variés, ses oppositions et ses contrastes. L'auteur a beaucoup travaillé son sujet; il parcourt en 343 pages, y compris les pièces justificatives, une période de six siècles et demi. Ce travail est complet; le concurrent a épuisé toutes les sources d'information; il a consulté non-seulement tous les dépôts historiques de notre ville, mais les archives des villages voisins de l'abbaye et jusqu'à celles de Porentruy. Ces recherches répandent un jour inconnu sur le xiie siècle, dans toute la partie occidentale du comté d'Elsgaw.

Ce mérite est incontestable, mais il est un écueil que le concurrent n'a pas su éviter les longueurs. Le récit des donations est interminable; l'ouvrage gagnerait heaucoup au retranchement d'un tiers.

Ce mémoire n'offre qu'un petit nombre d'erreurs ; quelques affirmations y dépassent les preuves; certains

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