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Fréron. Ce délaissement d'une si grande cause entre des mains indignes, cet abandon du temple par les lévites, ne sont pas assez comptés parmi les événements de cette époque. Rien ne favorisa plus puissamment la victoire des opinions nouvelles. Le clergé français ne sut pas réparer par la science les pertes de la foi. Partagé entre l'intolérance et la frivolité, voulant arrêter les opinions du siècle et se laissant entrafner trop souvent à ses mœurs, invoquant contre le scepticisme les rigueurs discréditées d'un pouvoir corrompu, au lieu de le combattre par le talent, il demeura faible et dépassé de toutes parts au milieu du grand mouvement des esprits (1). »

Il suffirait de répondre que la plus belle apologie de l'Eglise de France a été écrite avec son sang dans les jours de la révolution et de la terreur. Il se trouva, en effet, que ces prélats de cour qu'on enviait hier et qu'on raille encore aujourd'hui, supportaient l'exil sans trop se plaindre ou marchaient à la mort sans trop pålir. Notre clergé eut assez de martyrs pour qu'on lui pardonne d'avoir eu moins de docteurs, et les mains qui cueillirent tant de palmes sur les échafauds sont peutêtre excusables de n'avoir pas su manier la plume au gré de la frivolité de leurs contemporains.

Quelque décisive que soit cette réponse, la religion n'en a pas même besoin, car si, dans le XVIII° siècle, elle se montra plutôt avec l'attitude d'une victime qu'avec celle d'un combattant, elle fut cependant servie par des apo

(1) Cours de littérature française; tableau du xvшe sièle, t. II, p. 207-208.

logistes avant d'être vengée par des héros. C'est là l'honneur de la Franche-Comté au milieu de la décadence universelle. Nous pouvons citer, avec un noble orgueil, les hommes d'une foi savante que notre province a vus naître, que cette compagnie a comptés dans ses rangs et que l'Eglise revendique pour ses défenseurs. S'il est permis en France de passer sous silence Bullet et Bergier quand on nomme Fréron, une telle distraction a droit de surprendre en Franche-Comté. Vous me permettrez, Messieurs, de la relever devant vous, moins pour combattre un grand écrivain que pour rappeler à l'académie un de ses plus beaux titres de gloire. A peine, en louant ces Tertulliens du dernier âge, pourrai-je esquisser à grands traits l'histoire de l'école qui les a formés. Mais, pendant que je leur rendrai un hommage public, leur nom servira d'excuse à l'obscurité du mien, et, au lieu d'un prêtre qui se console de sa faiblesse en admirant ceux qu'il ne peut suivre, votre Compagnie, revenue par une douce illusion aux jours ds sa naissance, croira revoir à sa tête les premiers 'prêtres du XVIII° siècle.

Ce serait bien mal connaître la Franche-Comté que de croire qu'elle partagea les goûts frivoles de cette époque fameuse, et qu'elle participa à l'esprit de la philosophie moderne. Par une heureuse exception, quand tout concourait à perdre la France, tout se réunissait pour préserver cette province de la contagion universelle. Ses vieilles institutions, ses mœurs austères, son caractère solide et froid, tout lui servait de rempart, jusqu'au sentiment d'aversion profonde avec lequel elle

avait subi la domination de Louis XIV. Trahie et vendue plutôt que soumise, elle attendit pendant cent ans, avec un calme qui n'avait rien d'égal que sa persévérance, une occasion favorable pour secouer le joug de la servitude. C'était une des provinces à qui on demandait le plus de soldats, comme pour épuiser le sang trop libre encore qui coulait dans ses veines. On savait que nos paysans se faisaient enterrer la face contre terre, protestant ainsi, du fond de leur tombe, contre la présence de l'étranger. Les autres classes, plus contenues peut-être, n'étaient au fond guère plus dociles. Un de nos intendants, signalant à son successeur les tendances du pays, raille les gentilshommes de leur pauvreté, se plaint de l'esprit frondeur du parlement, et dit du clergé «qu'il est vertueux, mais.... qu'on n'en peut rien faire. » Heureuse obstination qui le tenait attaché à ses devoirs et qui lui faisait redouter les idées, les mœurs et les modes du dehors, autant qu'il aimait ses hautes montagnes, ses belles églises, ses franchises plus anciennes encore que le moyen âge, et ses usages qui remontent presque jusqu'aux apôtres! Le séminaire, fondé en 1670 par Antoine-Pierre de Grammont, commençait à porter ses fruits. En ranimant l'esprit de régularité et de travail que les troubles du XVIe siècle avaient affaibli, ce saint prélat venait de renouveler la jeunesse de son Eglise comme celle de l'aigle, et l'avait rendue plus féconde en talents et en vertus que tous les vieux établissements dont l'histoire se confond avec celle de la monarchie française. La translation de l'université de Dole à Besançon acheva de fortifier le goût des bonnes études.

Dans cette institution, la théologie tenait le premier rang, mais elle s'y présentait comme une reine au milieu de sa cour: le droit, la médecine et les arts lui servaient de cortège, et on n'abordait guère la science mère et mattresse de toutes les autres sans avoir acquis, par une étude sérieuse des langues anciennes, de la géographie, de la jurisprudence, de l'histoire, le droit d'interpréter dignement saint Thomas, saint Bonaventure et saint Augustin.

Ainsi se forma un clergé patient autant que zélé, étranger au monde et à l'intrigue, peu soucieux de plaire, mais jaloux d'instruire, plus érudit que lettré et plus savant qu'agréable, enfin pauvre et fier comme il sied de l'être quand on préfère l'indépendance qui honore à la fortune qui asservit. Le fonds du prêtre franc-comlois était l'amour de sa religion et de sa province. L'une lui faisait aimer l'autre, parce que le culte du foyer est, comme celui des autels, une tradition. La mode, qui pouvait tout en France, ne put rien sur l'esprit ni sur les mœurs de cette race austère. Tandis qu'on disputait dans toutes les autres écoles sur les décrets du concile de Trente, l'Eglise de Besançon n'avait cessé de les observer. Elle ne connut ni les prétendues libertés gallicanes, qu'on a si bien nommées des servitudes et des chaînes, ni les quatre articles que la crainte d'un schisme avait arrachés à la plume de Bossuet, ni les controverses de ce jansénisme hargneux qui avait rétréci les esprits les plus droits, ni les rêves du quiétisme si fatal aux cœurs les plus purs. Toute ces erreurs, fruits du despotisme ou de l'orgueil, n'avaient jelé

aucune racine dans une terre généreuse où la foi était si vive, la liberté si jalouse, le travail si patient, la modestie si naturelle.

Mais, quelque excellentes que fussent les dispositions du pays, je doute que l'Eglise en eût retiré autant d'avantages, s'il ne s'était rencontré un de ces hommes éminents qui savent deviner les esprits et discipliner leurs forces, montrer le but et éclairer la marche, et dont les longs travaux, servis par une longue vie, font sentir à tout un pays et à tout un siècle l'influence de leurs vertus. Ce fut la mission de Bullet. Né en 1699 dans une condition obscure, sans ambition comme sans fortune, simple par goût et timide par caractère, il ne se douta pas d'abord du rôle que la Providence lui avait réservé. Cependant sa prodigieuse mémoire, son application à l'étude, le goût qu'il montra dès l'enfance pour l'histoire et pour la géographie, annonçaient déjà quelque chose de grand. Il n'achetait pas un livre qu'il ne le lût, et il n'en lisait pas un qu'il ne le retint tout entier, en sorte qu'il a pu dire avec une naïveté qui nous charme et une exactitude qui nous confond : « De tout ce que j'ai appris, je ne crois pas avoir rien oublié. » Docteur à vingt-trois ans, il quitte une année à peine le séminaire de Besançon pour celui de Saint-Magloire. Lå commencent ses relations avec l'abbé Lebœuf et le P. Hardouin. Tout lui profite dans le commerce des hommes comme dans celui des livres. Il doit à l'abbé Lebœuf une connaissance approfondie des antiquités ecclésiastiques, et au P. Hardouin le goût d'une critique neuve et hardie. Ne craignons rien de cette liaison pour

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