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merce facile, leur donna encore plus d'amis que leur science ne leur aurait valu de protecteurs. Ils cultivèrent ceux-là, négligèrent ceux-ci, presque surpris de la curiosité qu'ils excitaient et du bruit qu'on faisait autour de leur nom. Parmi les compagnies et les sociétés savantes qui leur ouvrirent leurs rangs, je ne citerai que l'académie des inscriptions et belles-lettres. En s'associant Bullet et Bergier, elle connut, dans sa plus douce expression, la modestie unie à la science. Elle possède aujourd'hui M. Weiss: c'est assez pour faire dire que ces deux qualités ne se perdent point chez les Franc-Comtois.

La modération est le caractère de la vérité, comme la modestie est celui de la vertu. A la paix que donne la seconde, nos apologistes ont joint la gloire que mérite la première. Livrés aux mains d'une secte triomphante, attaqués par des pamphlets sans nom, nos apologistes virent leur vie déchirée, leur science méconnue, leurs ouvrages condamnés au mépris de la sottise par l'arrêt de l'impiété. Ce barbare traitement ne les a pas émus. Quelque passionnée que soit la lutte, on ne rencontrera dans leurs écrits ni la colère, ni l'amertume, ni même l'ironie. Ils plaignent plus qu'ils n'accusent, ils pardonnent plus qu'ils ne condamnent, séparant par une distinction tout évangélique, le pécheur du péché, réprouvant le mensonge, mais parlant de ses fauteurs avec une discrétion, une douceur, une charité, qui eût ramené à la religion des esprits moins superbes. Qui peut regretter pour la vérité le rire passager qu'excite le sarcasme et la légère satisfaction que l'on éprouve à rendre injure pour injure? Non, je ne sais pas ce qu'elle eût gagné à être exposée avec plus de

vivacité et de finesse. La vivacité est tout près de l'emportement, et la finesse ressemble parfois à l'habileté. Mieux vaut une confession haute et sincère qu'une défense subtile. Il ne s'agissait pas d'une de ces causes qu'un siècle ou un peuple juge sans appel. Qu'importe que nos écrivains aient déplu à la France énervée ? A peine avaient-ils paru, qu'on les traduisait en italien, en allemand, en anglais. Ce succès pouvait les consoler de beaucoup d'échecs, puisque leur science préservait plus d'âmes que la philosophie n'en pouvait perdre. Qu'importe que le dernier siècle ait applaudi à l'ironie et dédaigné la solidité de la défense! Nos apologistes se réimpriment chaque jour, tandis que les facéties ne trouvent plus de lecteurs.

Quand ces vaillants athlètes descendirent dans la tombe, on ne pouvait guère prévoir, il est vrai, le discrédit si rapide et si mérité dont nous sommes témoins. Les livres des philosophes étaient devenus l'évangile des nations, et leurs restes avaient été portés au Panthéon comme ceux des demi-dieux et des bienfaiteurs de l'humanité. L'abbé Bullet quitta la vie le 1er septembre 1775, plein des tristes images du désordre et de la confusion qui régnait déjà dans tous les esprits. La veille, il avait encore célébré la messe ; le matin même, il travaillait à ses Réponses critiques. Moyse reprit cette plume consacrée par la mort et termina l'ouvrage. Bergier et Nonnotte moururent, l'un en 1790, au milieu des triomphes de la philosophie; l'autre en 1793, au milieu des ruines dont elle avait couvert la France. L'abbé Jacques fut plus heureux. L'œuvre de Voltaire, que Bullet avait vue

nattre, et que ses deux premiers disciples avait laissée victorieuse, fut enfin démentie, confondue, renversée aux yeux du dernier représentant de cette noble et savante école. L'exil avait éprouvé sa fidélité; le retour récompensa sa persévérance. Quelles ne durent pas être les joies de ce vénérable vieillard lorsque, reprenant sa place au milieu d'une société rajeunie, il retrouva à Lyon la chaire qu'il avait occupée à Besançon avec tant d'éclat et qu'il put continuer dans la patrie les apologies qu'il avait commencées sur la terre étrangère (1). Les autels qu'il avait défendus étaient relevés; les vérités saintes, longtemps avilies, reniées et comme anéanties dans la fange et le sang, parlaient encore par sa bouche comme par leur organe naturel, et la jeunesse qui se pressait autour de lui ou qui l'accompagnait jusque dans sa demeure, lui retraçait comme une image de ses premières leçons et de ses premiers succès. Devenu aveugle, il cessa d'écrire, mais non d'enseigner; sa main tremblait, mais sa voix garda jusque dans son dernier souffle la triple autorité de l'expérience, du savoir et de la vertu. Il mourut, comme ses maîtres, le bouclier à la main et le pied sur la brèche.

La vérité ne régnera jamais sans partage; son sort est de combattre, mais la mêlée durera jusqu'à la fin, et sa victoire ne s'achèvera pas dans les ombres du temps. C'est pourquoi, à côté des ennemis que l'erreur lui suscite, la Providence lui donnera toujours des défenseurs et des

(1) Preuves convaincantes du christianisme; en Suisse, 1793; 3 édit., Dole, 1814.

interprètes. Chaque nouveau sectaire a vu naître un docleur nouveau: Origène en face de Porphyre et saint Basile en face de Libanius. Après Arius paratt Hilaire; après Pėlage, saint Augustin; l'éloquence sophistique d'Abeilard se trouble devant la foi de l'abbé de Clairvaux ; saint Dominique est envoyé pour affaiblir par la prière l'hérésie des Albigeois; à l'orgueil et à l'égoïsme de la réforme, saint François de Sales oppose sa douceur, saint Vincent de Paul sa charité; Bossuet répond à Jurieu, et son Histoire des variations à tous les progrès du protestantisme. Mais au dix-huitième siècle, quand l'impiété fut une secte, l'apologie dut être une école. En face de la France affaiblie et corrompue s'élève la Franche-Comté, avec l'énergie de sa foi et l'intégrité de ses mœurs. La philosophie a des milliers de lettrés; la religion comple à peine quelques érudits. Le nombre, la force, le talent, la mode, l'opinion, tout rendait, ce semble, la lutte inégale. Nos athlètes ont lutté cependant, non par de vagues déclamations, mais par de solides ouvrages; non pas seulement un jour, mais durant plus de cinquante années; non avec le zèle qui s'emporte et l'ardeur qui ne brille qu'un moment, mais avec mesure, avec suite, avec une résolution persévérante de combattre le mal et de le vaincre.

Si jamais la France revient à soi, si la révolution qui continue s'arrête enfin dans son cours, si, non contents de déplorer les crimes qui nous souillent, nous avons assez de lumière pour renoncer aux faux principes qui nous perdent, le dix-huitième siècle sera jugé. On verra mieux alors de quel côté fut la science, l'honneur, le

courage, la gloire. L'histoire, tant débattue aujourd'hui, sera refaite, et un Bossuet l'écrira peut-être, Quoi qu'il en soit, en citant la vie et les œuvres de nos apologistes, on ne pourra oublier ni la Franche-Comté, qui les a nourris dans des sentiments si chrétiens, si libres, si généreux, et ce sera la plus belle page de vos annales, ni l'Académie, qui les a encouragés dans la lutte, el ce sera la meilleure preuve de votre utilité et de vos services!

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