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titre Traité de l'usufruit. Que vous dire de ce livre, qui est dans toutes les mains, médité chaque jour et chaque jour plus apprécié ? Que de soins et d'érudition! que de travaux et de recherches! Avec quel art le jurisconsulte enserre tout le code dans l'unité de ses puissantes combinaisons! Comme il manie son sujet et comme il en sonde toutes les profondeurs ! C'est bien la science mattresse d'elle-même et projetant au loin les plus vives lumières! il fait de l'usufruit le siége du droit tout entier, et il place sur ce terrain tous les grands problèmes de la jurisprudence. Son plan est simple, il en pose largement les divisions et il en traite également toutes les parties, toujours sûr de sa marche el sans dévier de sa route. Ce n'est pas qu'il soit exempt, surtout dans les derniers volumes, de prolixités et d'erreurs. Dans son beau travail sur le droit d'accroissement, j'apprécie l'indépendance de cet esprit, qui dégage sa discussion de toute suprématie et brave avec un dédain parfois même injuste l'autorité des arrêts. Sans doute, il est bon, dans l'étude des lois, de ne rien accorder à la complaisance, et mieux vaut, comme Montaigne l'indique, forger l'âme que la meubler; mais, en voulant s'élever au-dessus de la terre, Proudhon finit par se perdre dans le monde de ses systèmes. La vérité lui échappe, et alors il exagère, il torture les textes pour les assouplir à ses idées ; il ne laisse plus à l'examen des faits la place qui lui appartient dans le domaine de la science.

S'il a connu les grandes études historiques qui sont l'honneur de notre temps, son zèle à défendre l'intérêt

des communes lui a ôté souvent, dans son Traité des droits d'usage, l'intelligence du passé et l'a entraîné dans de graves illusions. Du sein de la nuit qui précède la conquête et dont le génie de Montesquieu ne réussit pas toujours à dissiper les ténèbres, il fait surgir une organisation communale, mattresse du sol que va se partager l'épée du vainqueur. La commune personnifie à ses yeux la race conquise, et il la dote d'une propriété native destinée à devenir la proie du barbare et la base de l'établissement des fiefs. Montesquieu, dont il invoque l'autorité, a pu placer la féodalité là où, suivant la remarque d'un pénétrant écrivain (1), il aurait dû seulement la pressentir; mais il ne va pas plus loin, et l'histoire nous montre que, loin d'avoir précédé la conquête, les communes ont dû leur origine à une pensée de résistance à l'oppression féodale; elles n'apparaissent que fort lard avec leur vie propre et leur unité civile pour défendre le territoire et protéger les personnes; c'est surtout au XIIIe siècle que se développent les droits d'usage, au moment où l'on veut seconder l'agriculture el fixer le colon au sol par d'utiles concessions dans les forêts.

Malgré ces taches, le Traité de l'usufruit suffisait à l'éclat de son nom : il pouvait s'arrêter après avoir élevé ce monument, qui restera debout tant que les grands travaux de la pensée seront en honneur, et pourtant il commença sans s'arrêter, pour le droit de propriété con

(1) M. GUIZOT, Essais hist., p. 91.

sidéré en lui-même, ce qu'il venait de faire pour le droit de jouissance, sujet trop vaste pour un seul ouvrage, el qu'il divisa en deux parties, dont l'une est devenue le Traité du domaine public, et l'autre celui du domaine de propriété.

A l'exemple de Dumoulin, de Coquille et de Domat, Proudhon entreprit de rapprocher le droit public du droit privé, et de concilier les lois administratives avec les principes du droit commun. Il consacre une série de chapitres nourris et solides à exposer sous une forme scientifique les règles relatives aux établissements et édifices publics, aux routes et aux chemins, au régime des eaux, au domaine de l'état et à celui des communes. Je n'affirme pas qu'il ait toujours bien compris les nécessités de l'administration, ni sainement apprécié les sacrifices que l'intérêt social peut exiger de l'intérêt individuel. Je suis loin d'approuver toutes ses doctrines; mais je trouve, comme toujours, avec l'étendue et la variété des connaissances, un ingénieux classement des matières et une foule de questions sérieuses débattues par un puissant esprit. Ici la science n'avait plus pour base des principes stables et uniformes, mais des décisions souvent contradictoires le mérite de l'œuvre s'accroît de la difficulté vaincue.

Il était plus à l'aise dans le Domaine de propriété, qui le ramenait aux études et aux méditations de toute sa vie; il put compléter dans ce traité ses théories sur la distinction des biens; il y mit ses dernières inspirations; au moment de sa mort, il en corrigeait les épreuves. Tous les ouvrages de Proudhon n'ont pas la

mème valeur; on ne trouve plus dans celui-ci la vigueur et la sève de la jeunesse ; mais les derniers rayons de cette intelligence répandent encore la lumière; même affaibli par l'âge, Proudhon reste encore lui-même, c'està-dire un modèle.

De tels travaux ne pouvaient laisser place aux agitations de la politique active: il voulut rester professeur et jurisconsulte; mais les événements qui se déroulèrent sous ses yeux ne le trouvèrent jamais indifférent aux destinées du pays. Après les terribles secousses qui avaient renversé ou ébranlé des institutions séculaires, il avait salué avec enthousiasme, dans l'avènement de l'empire, l'inauguration d'une ère de force et de grandeur. Il tressaillit plus tard à la gloire de nos armes, mais il ne se complut pas moins au spectacle de cette administration si rapidement organisée, fonctionnant avec tant d'ordre et de vigueur, et rendant au pouvoir tout son prestige. Il avait aimé l'empereur dans la prospérité, il l'aima aussi dans les mauvais jours. En 1815, on lui reprocha d'avoir provoqué ses élèves à la révolte ; sans nier ses sympathies, il protesta avec énergie contre cet abandon de ses devoirs, et il montra qu'il n'avait rien négligé pour le maintien de l'ordre. Après une suspension de dix-huit mois, le gouvernement ne se rappela que les services du jurisconsulte. Il rendit le professeur à sa chaire et le doyen à son école.

Vers le même temps, Toullier était, comme lui, en disgrâce et cessait d'être doyen de la faculté de Rennes. Proudhon et Toullier! ces deux noms se présentent à nous si étroitement unis par une communauté d'idées

et de travaux, d'affections et de destinées, qu'ils sont devenus inséparables dans nos souvenirs; tous deux professeurs, écrivains tous deux, consacrant l'un et l'autre leurs pensées et leur vie à l'enseignement du droit et aux pacifiques recherches de la science, suivant des routes souvent parallèles dans les hautes régions des lois civiles, s'étant rencontrés dans le projet d'embrasser tout le code Napoléon, et obligés tous deux, par l'insuffisance des années, de s'arrêter en chemin ; intelligences d'élite, d'une érudition consommée, types précieux et fortement accentués de cette école de jurisconsultes qui ont préparé la transition des temps anciens aux temps nouveaux ; l'un d'un esprit plus vif et plus entraînant, reflėtant dans ses écrits l'ardeur et la tenacité de sa nature bretonne; l'autre plus lent, plus concentré et plus profond; celui-là d'une imagination plus brillante et plus féconde, maniant avec une rare souplesse le langage des idées générales et des théories métaphysiques, plus philosophe peut-être que jurisconsulte, mais écrivain élégant et toujours pur; celui-ci plus puissant dans ses conceptions, plus pratique dans ses doctrines, plus pénétrant dans l'application des principes, doué d'une puissance investigatrice qui ne laisse rien d'inexploré, parfois lourd et trivial, mais sans égal dans la discussion et logicien impitoyable : deux esprits supérieurs avec des facultés très-diverses, se rapprochant de Merlin, qui les domine encore par l'immensité des connaissances, l'éten due et la variété des travaux, la puissance de l'intuition juridique.

Proudhon et Toullier ne s'étaient jamais vus; leur

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