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NOTE A (Page 119).

Les philosophes présomptueux.

On n'a pas oublié dans le monde philosophique ce ton d'orgueil démesuré avec lequel celui qu'on a appelé le BON WOLF, le disciple le plus célèbre de Leibniz, sans aucun respect pour le génie de son maître, pour le fondateur de la nouvelle philosophie allemande, a annoncé au monde des savants sa philosophie, au commencement du dernier siècle.

<< Deux choses, dit-il, ont manqué, jusqu'à présent, dans TOUTE PHILOSOPHIE ; ce sont : cette évidence, d'abord, qui seule a le privilége d'enfanter le consentement certain et immuable; et, en second lieu, l'application pratique des doctrines que la philosophie enseigne. Ces deux défauts relèvent de la même cause: c'est qu'on n'a pas de ces notions et de ces propositions déterminées, sans lesquelles les principes philosophiques nepeuvent être ni compris, ni démontrés, ni appliqués aux usages ordinaires de la vie humaine; Duo in primis sunt, quæ IN OMNI PHILOSOPHIÆ HACTENUS desiderantur: deest illa evidentia, quæ sola assensum gignit CERTUM atque IMMOтUM: nec quæ in ea traduntur usui vitæ respondent. Utriusque eadem ratio est exulant NOTIONES AC PROPOSITIONES DETERMINATÆ, sine quibus tamen quæ afferuntur, nec satis intelligi, nec sufficienter probari, nec ad casus vitæ obvios dextere applicari possunt, (Wolphius, Præfatio in Logicam).

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Ainsi, d'après ce bon Wolf, on avait philosophé, pendant trois mille ans, dans le monde, sans qu'on eût eu des notions claires, des propositions déterminées, et par conséquent sans qu'on eût jamais pu comprendre les principes philosophiques, ni les démontrer, ni les appliquer aux usages ordinaires de la vie humaine; sans qu'on eût jamais connu ni la philosophie de l'évidence, ni l'évidence de la philosophie. En un mot, d'après Wolf et jusqu'à Wolf, personne au monde, pas même l'immense talent de Leibuiz, des doctrines duquel ce bon Wolfs'était enrichi, n'avait rien produit qui méritât de fixer l'attention du monde philosophique, et le monde n'avait jamais eu de véritable philosophie.

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Et puisque l'un des caractères propres de la philosophie moderne est l'insolence et la témérité, voilà ce dépositaire unique du secret philosophique s'annonçant au monde comme chargé de la haute mission d'endoctriner le genre humain dans une philosophie utile; - toute philosophie n'ayant été qu'inutile avant lui. - Le voilà se déclarant le seul qui eût tout expliqué, tout prouvé; qui eût donné un sens fixe aux mots, dont la signification vague n'engendrait que des notions confuses. Le voilà se glorifiant d'avoir, lui Wolf, bâti le premier l'édifice des propositions déterminées, dont les philosophes qui l'avaient précédé n'avaient connu pas une seule; d'avoir distingué le vrai et le faux, qui jusque-là s'étaient trouvés jetés pêle-mêle dans le cerveau des hommes; d'avoir formé un système harmonique de toutes les vérités connexes, et ouvert la porte des écoles au génie des inventions. Car voilà ses incroyables paroles : « C'est pour cela que, voulant rendre la philosophie utile au genre humain, j'ai cru devoir me faire une loi de ne rien admettre qui ne fût assez expliqué et suffisamment prouvé; de rappeler les mots des notions confuses qu'ils présentaient, de la signification vague qu'ils avaient à un sens fixe; et de bâtir des propositions déterminées, dont, jusqu'à présent, les philosophes n'ont connu pas une seule. C'est de cette manière que j'ai été assez heureux pour non-seule. ment diviser le vrai et le faux, qui généralement se trouvent mêlés ensemble, et coordonner les vérités connexes entre elles, et un système harmonique, mais aussi pour ouvrir enfin une fois l'entrée des écoles au génie des inventeurs; « Quamobrem philosophiam « GENERI HUMANO perutilem effecturus, id MIHI agendum esse <«< duxi ut nihil admitterem, nisi quod satis fuerit explicatum et sufficienter probatum; et voces a nationibus confusis a signi « ficatu vago ad fixum reducerem, et propositiones determinatas, « quas hactenus NULLAS noverunt philosophantes, conderem. «Hac ratione non solum mihi verum a falso, cui vulgo ad<< mixtum est secernere, ac veritates inter se connexas in systema <«< harmonicum redigere licuit, verum etiam inventoribus TANDEM <«< in scholis aditus apertus est (Ibid). » Et, pour rassurer d'avance le genre humain sur la portée de ses doctrines, le voilà se posant comme un autre saint Paul, professant des dogmes dont l'infaillibilité aurait été reconnue par les hommes les plus savants et les plus sensés, qui certainement ne s'étaient pas encore doutés

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de ce degré d'excellence de la philosophie de Wolf. Car, dogmata mea, dit-il, defensione non indigere jamdudum agnoverunt viri intelligentes et cordati.

Mon Dieu, quel langage! Je n'ai jamais rencontré dans aucun livre de philosophie, ancienne ou moderne, rien de plus prétentieux et de plus insolent. Mais cette manière de s'exprimer du bon Wolf, arrogante jusqu'à la folie, orgueilleuse jusqu'au ridicule, ne nous étonne pas. C'est le propre de la pédanterie d'être présomptueuse; et celle des philosophes protestants de l'Allemagne l'est au dernier degré. Ce qui nous étonne et nous chagrine en même temps, c'est de voir que le génie catholique luimême, abusé par la même ignorance de la véritable philosophie, n'a pas toujours su se garantir de cet esprit de confiance aveugle dans ses propres forces, qui anime la plus grande partie des philosophes modernes, et fait croire à chacun qu'il est le premier inventeur de la philosophie véritable et le grand maître de l'univers.

« Il est démontré par l'expérience, dit Descartes, que ceux qui professent la philosophie sont, le plus souvent, ceux qui savent moins; et qu'ils ne font pas un aussi bon usage de leur raison que ceux qui ne se sont jamais adonnés à une pareille étude; Experientia ostendit eos qui philosophiam profitentur, ut plurimum, esse MINUS SAPIENTES et ratione sua NON TAM RECTE UTI quam alios QUI NUNQUAM huic studio operam dederunt (Cartesius, Princ. philosoph., præfatio).» Ainsi une certaine expérience lui avait appris, à lui Descartes, que l'usage de la raison se trouve moins défectueux parmi les hommes ignorants, grossiers et même idiots, les hommes, en un mot, tout à fait étrangers à la philosophie, que parmi ceux qui passent pour professeurs et maîtres de cette science; ce qui peut se traduire par ces termes Tous les hommes sont des bétes, et les philosophes le sont plus que tous les autres. C'est donc, pour le dire en passant, la même pensée qu'a exprimée plus tard Jean-Jacques Rousseau d'une manière plus crue et plus tranchante, lorsqu'il a dit : « L'homme qui raisonne est un animal dépravé. » Et puisque, lorsqu'on a affaire à des bêtes, il faut tâcher de les rencontrer les moins vicieuses et malignes possible, Descartes donne à entendre qu'il ne veut pas pour ses écoliers de ceux qui avaient appris la vieille philosophie, et qu'il préfère

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former son école d'hommes qui ne savent rien de cette philosophie; ceux-ci étant les plus aptes à apprendre la philosophie nouvelle, qui est, bien entendu, celle de Descartes, et par cela même la vraie. Car il dit : : « Il faut conclure de cela que ceux qui ont appris le moins de ces choses qu'on a enseignées jusqu'ici, sous le nom de philosophie, sont les plus capables de comprendre la philosophie véritable; Unde concludendum eos qui QUAM MINIMUM DIDICERUNT illorum omnium quæ hactenus nomine philosophiæ insigniri solent, ad VERAM percipiendam quam maxime esse idoneos (Ibid.).

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Après ce début, fait avec un sentiment de la plus rare modestie, Descartes ajoute : « Quoique toutes ces vérités, qui forment mes principes à moi, aient toujours été connues et par tout le monde; cependant il ne s'est jusqu'ici trouvé personne, que je sache, qui ait compris qu'on peut déduire de ces mêmes vérités la connaissance de toutes les autres choses qui existent au monde; Etiam si OMNES illæ veritates, quas pro principiis meis habeo, SEMPER ET AB OMNIBUS cognitæ fuerint; NEMO tamen, quod sciam, HACTENUS FUIT QUI AGNOVERIT, omnium aliarum rerum, quæ in mundo sunt, notitiam ex iis deduci posse (Ibid.). » Ce qui signifie que, pendant les six mille ans qui ont précédé l'apparition de Descartes sur le globe terrestre, personne ne s'était douté qu'avec les principes généraux de la raison humaine, on pouvait raisonner sur tout: tant était grande et profonde la stupidité des hommes dans le monde entier, avant Descartes!

Mais, comme il faut inspirer du courage aux timides, qui se défient, plus qu'il ne le faut, de leurs propres forces, Descartes assure à ses lecteurs que, tout ignorants qu'ils soient (car, ainsi qu'on vient de le voir, Descartes ne veut avoir affaire qu'à des ignorants), ils ne trouveront rien dans ses écrits qu'ils ne puissent parfaitement comprendre tant est grande la clarté de ses principes, la simplicité de ses pensées! Eos qui viribus suis plus æquo diffidunt certiores reddere vellem NIHIL ESSE IN MEIS SCRIPTIS quod non perfecte intelligere possint (Ibid.). »

Or c'est avec de pareils sentiments d'amour pour les hommes et de respect pour l'humanité que Descartes met la main à l'œuvre, et qu'il commence et achève un cours tout nouveau de philosophie, complet dans toutes ses parties; et cela non pas pour

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une seule ville, une seule province, une seule nation - bagatelle que tout cela! mais pour le genre HUMAIN TOUT ENTIER; Hoc mihi agendum restaret ut integrum philosophia corpus humano generi darem ( Ibid. ); » tâche immense, difficile, dans laquelle Descartes ayant échoué à ce qu'il paraît, le bon Wolf s'est trouvé tout prêt pour la reprendre dans les mêmes termes, ainsi qu'on l'a vu, et l'accomplir avec le même succès, ainsi que le genre humain le sait.

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Et, de nos jours mêmes, voici, dans M. le vicomte de Bonald, un autre de ces bienfaiteurs de ce pauvre genre humain auquel la philosophie a toujours pris tant d'intérêt, sans que pour cela il ait jamais été plus instruit ni plus heureux; voici, dis-je, M. de Bonald venir lui offrir avec la même suffisance que Wolf et Descartes, une philosophie nouvelle. « Depuis près de trois « mille ans, dit-il, que les hommes cherchent, par les seules « lumières de la raison, le principe de leurs connaissances, la règle de leurs jugements, le fondement de leurs devoirs; « qu'ils cherchent, en un mot, la science et la sagesse; il y a toujours eu, sur ces grands objets, autant de systèmes que << de savants, et autant d'incertitude que de systèmes. La diver«<sité des doctrines n'a fait, de siècle en siècle, que s'accroître avec « le nombre des maîtres et le progrès des connaissances; et l'Eua rope, qui possède aujourd'hui des bibliothèques entières d'écrits. « philosophiques, qui compte autant de philosophes que d'écrivains, pauvre au milieu de tant de richesses, et incertaine « de sa route avec tant de guides, l'Europe, le centre et le foyer « de toutes les lumières au monde, attend encore une philosophie (Recherches philosophiques, tom. Ier, chap. 1.) » Et après ce début, qui paraît emprunté à quelque philosophe du protestantisme, tant il en a l'esprit de légèreté et de mépris de toute philosophie qui avait précédé depuis trois mille ans, M. de Bonald passe en revue toutes les écoles philosophiques depuis Thalès jusqu'à Kant, y compris toutes les écoles chrétiennes depuis Clément d'Alexandrie jusques à saint Thomas, et prononce, avec un sang-froid imperturbable: Que partout et toujours il n'y eut qu'ignorance et incertitude, par rapport aux principes de la philosophie; et il vient proposer, dans ces termes, son remède prodigieux, qui doit guérir le monde philosophique de tous ses maux : « Mais c'est assez parler de l'incertitude et des contra

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