Page images
PDF
EPUB

La philosophie inquisitive n'est donc au fond que la raison de l'homme n'acceptant aucun frein ne reconnaissant aucune loi, ne respectant aucune autorité, et mettant de côté Dieu lui-même lorsqu'il s'agit de croyances et de vérité. C'est l'indépendance absolue de la raison, c'est la liberté de penser poussée jusqu'à la licence, je dirai presque jusqu'au délire (1). La philosophie démonstrative, au contraire, n'est au fond que la raison de l'homme acceptant le frein, reconnaissant les lois, respectant l'autorité de la religion et de tout ce que saint Thomas appelle les conceptions de l'esprit communes à tous les hommes; Conceptiones animi communes. C'est la raison qui aime à se soumettre à Dieu, à dépendre de Dieu, et à ne faire usage de sa liberté que dans les limites que Dieu lui a tracées, sachant bien que, ainsi qu'il est dit dans les Livres saints, Dieu est

(1) Saint Paul avait stigmatisé cette prétention orgueilleuse de la raison philosophique croyant se suffire à elle-même, par cette grave parole: « L'homme qui croit savoir la moindre chose par lui-même, non-seulement ne sait rien, mais il ne sait pas même quel est le moyen de savoir quelque chose; Siquis autem SE existimat scire aliquid, nondum cognovit quemadmodum oporteat eum scire (I Cor., VIII). »

Saint Augustin aussi a remarqué qu'il est conforme à la nature de la créature intelligente que, pour arriver à savoir quelque chose, elle doive commencer par croire, et que, dans l'ordre scientifique aussi bien que dans l'ordre religieux, l'autorité doit toujours précéder le raisonnement; Naturæ ordo sic se habet, ut, cum aliquid discimus, rationem præcedat auctoritas (De moribus Eccles.).

l'auteur, le Seigneur de toutes les sciences, et que toute pensée de l'homme ne doit relever que de Dieu et ne se diriger qu'à Dieu; Deus scientiarum Dominus est, ipsi præparantur cogitationes (I, Reg. II, 3 ).

La philosophie inquisitive, donc, prend son point de départ du doute; la philosophie démonstrative, de la foi. La philosophie inquisitive s'appuie sur la parole de l'homme et s'en enorgueillit; la philosophie démonstrative s'appuie sur la parole de Dieu et s'en glorifie; elle l'écoute, elle la garde fidèlement, et, par cela même, elle est heureuse de pouvoir fonder un système scientifique ayant un but noble et légitime à ses recherches; Beati qui audiunt verbum Dei, et custodiunt illud. Telle a été, M. F., la philosophie que la raison catholique a établie dès les premiers temps du christianisme.

[ocr errors]

3. JÉSUS-CHRIST dit dans l'Évangile, que le royaume de Dieu est semblable à un trésor enfoui dans un champ que l'homme, qui a connu ce qu'il contient, s'empresse d'acheter au prix de tout ce qu'il possède, afin que, devenant propriétaire de ce champ, il puisse s'enrichir du trésor qui y est caché; Simile est regnum cælorum thesauro abscondito in agro: quem qui invenit homo, abscondit, et præ gaudio illius vadit, et vendit universa quæ habet, et emit agrum illum (Matth., xı, 44). « Or ce royaume des cieux, dont parle ici J.-C., c'est l'Église du temps présent, dit saint Grégoire; Regnum cœ

lorum præsentis temporis Ecclesia dicitur (Homil. XII, in Evang.). »

C'est dans cette Église, M. F., et pas ailleurs, que se trouve caché, enseveli sous les voiles du mystère, dans les augustes profondeurs de la foi, le trésor de la vérité tout entière. Les anciens savants, les véritables philosophes des premiers siècles du christianisme ayant eu connaissance que, dans le champ de l'Église, se trouvait ce trésor, ont tout vendu, tout sacrifié, leurs talents, leur fortune et même leur vie; et ils ont acquis ce champ, se sont rendus maîtres de ce trésor. Et c'est pour cela que saint Paul leur disait : « Maintenant, vous voilà riches en tout et partout de toute espèce de vérités, de grâces et de vertus: In omnibus divites facti estis (I Cor., I, 5). » Dès lors, on le pense bien, ils ont dû cesser, ils ont cessé en effet toute espèce d'inquisition intellectuelle par rapport à la vérité.

Quant aux anciens philosophes, ils ont été, jusqu'à un certain point, excusables d'avoir été ce que saint Paul les dit, « des philosophes chercheurs; Græci sapientiam quærunt. » Le paganisme ne leur présentait que des absurdités inadmissibles, traduites dans des cultes obscènes, abominables, cruels. Les traditions des peuples étaient si altérées, si obscurcies, si corrompues, qu'elles étaient à peine reconnaissables. Il n'est donc pas tout à fait étrange que ces gens-là se soient mis à chercher la

vérité par leur raison. Mais pour les premiers chrétiens qui, dans l'Église et par l'Église, avaient trouvé le trésor de toute vérité; qui connaissaient déjà Dieu et ses attributs, le monde et sa création, l'homme et son origine et sa destinée, les lois et leurs obligations, le péché et son expiation véritable, les peines et les récompenses de l'autre vie, et leur éternité; et qui connaissaient tout cela de la manière la plus claire, la plus pure, la plus solide, la plus certaine, la plus complète et la plus parfaite, à quoi bon chercher encore ce qu'ils avaient sous leurs yeux, ce qu'ils portaient dans leurs mains? Aussi Tertullien disait-il : « Nous n'avons plus besoin de nous livrer à des recherches philosophiques après l'Évangile; nous n'avons plus besoin d'entreprendre des perquisitions curieuses après JÉSUS-CHRIST: Nobis curiositate opus non est post Christum Jesum, nec inquisitione post Evangelium (de Præscription.).

Ce n'est pas à dire pour cela que les anciens savants du christianisme dédaignassent tout à fait la science profane, la science purement philosophique; mais, d'après la gentille et simple expression d'un des plus anciens Pères de l'Église, Clément d'Alexandrie, ces savants se nourrissaient d'abord de la foi comme du pain, comme de la nourriture solide et substantielle de l'âme; et ensuite ils abordaient la science humaine comme, après le potage, on touche à d'autres mets, comme, après

[ocr errors]

le souper, on goûte le gâteau et le dessert; Quæ est ex fide veritas necessaria est ad vivendum; quæ est ex scientia similis est obsonio et bellariis : desinente cœna suavis est placentula (Stromat. I).

Voilà comment ces grands hommes du christianisme entendaient la science de la parole de Dieu, et celle qui vient de la parole de l'homme. Et, par cela même, ils commencèrent heureusement à fonder une philosophie ayant un but tout à fait raisonnable.

4. Mais de ce que les Pères et les docteurs de l'Église ont insisté sur la nécessité de la philosophie démonstrative, on aurait tort de les accuser d'avoir voulu trop restreindre; d'avoir voulu même détruire les droits légitimes de la raison humaine; d'avoir voulu lui interdire toute recherche même des vérités naturelles ; d'avoir voulu la condamner au rôle exclusif de se démontrer à elle-même et aux autres, par des moyens naturels, les vérités révélées.

D'après leur opinion et leur pratique, la véritable philosophie doit, il est vrai, partir de l'ordre de foi pour passer à l'ordre de conceptions, et non pas commencer par l'ordre de conceptions pour s'élever à l'ordre de foi. Mais rien n'est plus raisonnable que de tracer un pareil procédé à la raison humaine.

La raison, d'accord avec l'expérience, prouve que, en commençant par la foi, tout en conservant la foi, on arrive à la conception et à l'intelligence;

« PreviousContinue »