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en sait la maladie, la douleur, le cadavre, le dégoûtent de la connoissance d'un autre monde : il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire.

Si Dieu avoit donné le choix ou de mourir ou de toujours vivre, après avoir médité profondément ce que c'est que de ne voir nulle fin à la pauvreté, à la dépendance, à l'ennui, à la maladie, ou de n'essayer des richesses, de la grandeur, des plaisirs et de la santé, que pour les voir changer inviolablement, et par la révolution des temps, en leurs contraires, et être ainsi le jouet des biens et des maux, l'on ne sauroit guère à quoi se résoudre. La nature nous fixe, et nous ôte l'embarras de choisir; et la mort, qu'elle nous rend nécessaire, est encore adoucie par la religion.

Si ma religion étoit fausse, je l'avoue, voilà le piège le mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer; il étoit inévitable de ne pas donner tout au travers et de n'y être pas pris : quelle majesté, quel éclat de mystères! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine! quelle raison éminente! quelle candeur, quelle innocence de mœurs! quelle force invincible et accablante des

témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d'une même vérité soutient dans l'exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice! Prenez l'histoire, ouvrez, remontez jusqu'au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance; y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps? Dieu même pouvoit-il jamais mieux rencontrer pour me séduire? par où échapper? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche? S'il faut périr, c'est parlà que je veux périr; il m'est plus doux de nier Dieu, que de l'accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière: mais je l'ai approfondi, je ne puis être athée, je suis donc ramené et entraîné dans ma religion; c'en est fait.

La religion est vraie, ou elle est fausse si elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut, soixante années perdues pour l'homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire; ils ne courent pas un autre risque: mais, si elle est fondée sur la vérité même, c'est alors un épou

vantable malheur pour l'homme vicieux; l'idée seule des maux qu'il se prépare me trouble l'imagination; la pensée est trop foible pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n'y a point pour l'homme un meilleur parti que la

vertu.

Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on les traite plus sérieusement qu'on n'a fait dans ce chapitre. L'ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des principes les plus clairs et des raisonnements les mieux suivis je consens néanmoins qu'ils lisent celui que je vais faire, pourvu qu'ils ne se persuadent pas que c'est tout ce que l'on pouvoit dire sur une vérité aussi éclatante.

:

Il y a quarante ans que je n'étois point, et qu'il n'étoit pas en moi de pouvoir jamais être, comme il ne dépend pas de moi, qui suis une fois, de n'être plus : j'ai donc commencé, et je continue d'être par quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi, qui est meilleur et

plus puissant que moi; si ce quelque chose n'est pas Dieu, qu'on me dise ce que

c'est.

Peut-être que moi qui existe, n'existe ainsi que par la force d'une nature universelle qui a toujours été telle que nous la voyons, en remontant jusques à l'infinité des temps 1. Mais cette nature, ou elle est seulement esprit, et c'est Dieu : ou elle est matière, et ne peut par conséquent avoir créé mon esprit : ou elle est un composé de matière et d'esprit, et alors ce qui est esprit dans la nature, je l'appelle Dieu.

Peut-être aussi ce que j'appelle mon esprit n'est qu'une portion de matière qui existe par la force d'une nature universelle qui est aussi matière, qui a toujours été, et qui sera toujours telle que nous la voyons, et qui n'est point Dieu 2: mais du moins faut-il m'accorder que ce que j'appelle mon esprit, quelque chose que ce puisse être, est une chose qui pense; et que, s'il est matière, il est nécessairement une matière qui pense: car l'on ne me persuadera point qu'il n'y ait pas en moi quelque chose qui pense pen

T

Objection ou système des libertins. (La Bruyère.) 2 Instance des incrédules. (La Bruyère,)

dant que je fais ce raisonnement. Or, ce quelque chose qui est en moi, et qui pense, s'il doit son être et sa conservation à une nature universelle qui a toujours été et qui sera toujours, laquelle il reconnoisse comme sa cause, il faut indispensablement que ce soit à une nature universelle, ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus parfaite que ce qui pense; et, si cette nature ainsi faite est matière, l'on doit encore conclure que c'est une matière universelle qui pense, ou qui est plus noble et plus parfaite que ce qui pense.

Je continue, et je dis: cette matière, telle qu'elle vient d'être supposée, si elle n'est pas un être chimérique, mais réel, n'est pas aussi imperceptible à tous les sens; et, si elle ne se découvre pas par elle-même, on la connoît du moins dans le divers arrangement de ses parties, qui constitue les corps, et qui en fait la différence; elle est donc elle-même sous ces différents corps: et, comme elle est une matière qui pense, selon la supposition, ou qui vaut mieux que ce qui pense, il s'ensuit qu'elle est telle du moins selon quelques uns de ces corps, et par une suite nécessaire selon tous ces corps, c'est-à-dire qu'elle pense dans les pierres, dans les métaux, dans

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