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CHAPITRE XXVI.

DES GRANDS D'UNE RÉPUBLIQUE (1).

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un état populaire n'est pas le desir du gain ou de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir, et de se fonder, s'il se pouvoit, une souveraine puissance sur la ruine de celle du peuple (2). S'il est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d'aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d'une fête ou d'un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se léve, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s'en acquitter (3). Il n'approuve point la domination de plusieurs (4); et de tous les vers d'Homère il n'a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.

Son langage le plus ordinaire est tel: Retirons

nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature (5). Et s'il se laisse prévenir contre une personne d'une condition privée, de qui il croit avoir reçu quelque injure, « Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il « faut que lui ou moi abandonnions la ville. » Vous le voyez se promener dans la place, sur le milieu du jour, avec des ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre (6); repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas : dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre (7); qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni supporter plus long-temps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats (8); qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux, auprès d'un homine mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un scul de ces orateurs devoués au peuple qui ne lui soit insupportable (9). Il ajoute que c'est Thésée qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux (10); et il fait de pareils

discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux (11) avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.

NOTES.

(1) J'aurois intitulé ce chapitre, de l'Ambition oligarchique.

(2) D'après les différentes corrections dont ce passage est susceptible, il faut traduire, ou « L'oligarchie est une << ambition qui desire un pouvoir fixe, » ou bien « qui << desire vivement de s'enrichir. » Les deux versions présentent une opposition à l'ambition des démagogues, qui ne briguent qu'une autorité passagère, et qui recherchent plutôt l'autorité que les richesses. Selon Aristote, l'oligarchie est une aristocratie dégénérée par le vice des gouvernants, qui administrent mal, et s'approprient injustement la plupart des droits et des biens de l'état, conservent toujours les mêmes personnes dans les places, et s'occupent sur-tout à s'enrichir.

(3) La fin de cette phrase étoit très mutilée dans l'ancien texte, et La Bruyère l'a traduite d'après les conjectures de Casaubon. Le manuscrit du Vatican, en y faisant une légère correction que le sens exige impérieusement, porte: << Le partisan de l'oligarchie s'y oppose, et dit qu'il faut << donner à l'archonte un pouvoir illimité; et si l'on « posoit d'adjoindre à ce magistrat dix citoyens, il persis

pro

« teroit à dire qu'un seul suffit. » On peut voir dans le chapitre XXXIV du Voyage du jeune Anacharsis les formalités ordinaires de la direction des cérémonies publiques.

(4) Le traducteur a ajouté ces mots : Théophraste n'indique cette opinion que par le vers d'Homère, dont la traduction littérale est : « La multiplicité des chefs ne vaut <«<rien; il faut qu'un seul gouverne. » Iliad. 11, v. 204.

(5) Le grec dit : « Cessons de fréquenter les gens en « place. » Et d'après le manuscrit du Vatican la phrase continue, « Et s'il en a été offensé ou mortifié personnel«<lement, il dit: Il faut qu'eux ou nous abandonnions la

ville. » On se rappelle que, du temps même de Théophraste, le gouvernement d'Athènes fut changé deux fois par des chefs macédoniens. L'exil des chefs du parti vaincu étoit une suite ordinaire des révolutions de ce genre.

(6) Le grec dit : « D'une coupe moyenne. » (Voyez chap. IV, note 9.) Le manuscrit du Vatican ajoute : << Re«<levant élégamment son manteau. » (Voyez la note 10 du Discours sur Théophraste.)

(7) Le manuscrit du Vatican ajoute : « A cause des dé<<< lateurs. >>

(8) Le même manuscrit ajoute ici : « Qu'il ne sait ce << que pensent les hommes qui se mêlent des affaires de <«<l'état, tandis que les fonctions publiques sont si désa«<gréables à cause de l'espèce de gens qui les confère et

<< en dispose. » C'est ainsi du moins que je crois que l'on peut expliquer la fin de cette phrase très obscure dans le

grec.

(9) Nous trouvons encore dans la même source l'addition suivante : « Quand cesserons - nous d'être ruinés par « des charges onéreuses qu'il faut supporter, et des galères «<qu'il faut équiper? »

(10) Thésée avoit jeté les fondements de la république d'Athènes, en établissant l'égalité entre les citoyens. (La Bruyère.) Le manuscrit du Vatican ajoute au texte : «< Car «c'est lui qui a réuni les douze villes, et qui a aboli la ‹royauté; mais aussi, par une juste punition, il en fut << la première victime. » Mais ces traditions appartiennent plutôt à la fable qu'à l'histoire. ( Voyez Pausanias, in Atticis, chap. 111.)

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(11) « De ses concitoyens. »— M. Barthélemy a imité ce Caractère presque en entier dans son chapitre XXVIII, et y a inséré fort ingénieusement plusieurs traits semblables pris dans d'autres auteurs anciens.

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