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RAPPORT

SUR LES

PRIX DE LA REINTY ET MARIE ARMAND

PAR M. O. MARAIS.

Des esprits chagrins se plaisent à accuser notre époque s'il fallait les en croire, l'égoïsme régnerait en maitre sur notre société vieillie. L'homme, pressé de jouir du présent ou impatient de se créer un avenir, n'aurait plus le temps de songer aux infortunés que le hasard de la vie à fait naître, vivre et souffrir à ses côtés.

L'expérience de chaque jour apporte, heureusement, son démenti à ces exagérations. Quel siècle fut plus fécond que le nôtre en œuvres généreuses et charitables? Est-il une infortune qui ne sache à quelle porte elle doit frapper? Est-il un malheureux qui ne rencontre un bienfaiteur? Loin de moi la pensée de manquer au respect que je dois à nos vénérables aïeux des siècles passés, mais je suis très fermement convaincu que si nous ne valons

pas mieux qu'eux, au moins ne sommes-nous pas pires. L'homme ne change guères, au fond. Les générations ont beau se succéder sur la scène du monde, on y joue toujours à peu près les mêmes pièces. Ne disons pas trop de mal des acteurs.

Ces pensées, Messieurs, se présentèrent naturel lement à mon esprit quand je commençais l'étude de ce rapport. Des donateurs généreux sont venus à vous et ils vous ont dit : « Nous voulons faire le bien, mais nos moyens d'investigations sont insuffisants. Il faut decouvrir des dévouements ignorés ou des misères qui se cachent. Aidez-nous. Voici notre obole. » Et vous avez cherché, Messieurs; est-il besoin de le dire? Vous avez trouvé. Le résultat de vos démarches a même dépassé les ressources dont vous disposiez.

On devait, hélas ! le prévoir aisément. Devant cette triste découverte, l'Académie n'a pas hésité; elle aussi, a voulu donner son denier et c'est ainsi que nous sommes appelés à décerner quatre allocations au lieu de deux prévues dans le programme de 1878. Sans votre générosité quel choix votre commission aurait-elle pu vous proposer pour le prix Marie Armand? Les infortunes et la misère étaient égales chez les candidats, cruelle égalité ! Votre décision a mis nos scrupules d'accord avec nos secrets désirs. Les malheureux que vous allez secourir, vous remercient, Messieurs, par la voix du rapporteur de votre commission.

Le prix La Reinty, de 500 fr., a été fondé pour récompenser les services ou soulager la misère des marins de l'ancien pays de Caux. A défaut de marins,

il peut être décerné à leurs veuves les plus dignes d'intérêt par leur pauvreté ou leur bonne conduite. Cette année notre choix a dû s'exercer sur cette dernière catégorie de candidats et il s'est arrêté sur la veuve Delahaye, des Petites-Dalles.

L'histoire de cette femme est aussi courte que triste. Benoni Delahaye, son mari, était pècheur pendant l'hiver; pendant l'été, il dirigeait le modeste établissement des bains des Petites-Dalles. Les époux Delahaye avaient eu cinq enfants. L'aîné, marin au service de l'Etat, mourut en 1874; le second, un garçon de vingt ans, idiot de naissance, et les trois autres, âgés de moins de dix ans, étaient à la charge de leurs parents. La vie était rude dans ce pauvre ménage; mais enfin, on vivait.

Un jour du mois d'août 1876, un baigneur, méprisant les sages observations de Delahaye, se met à la nage. La mer était houleuse. Soudain, une vague. énorme l'enlève vers le large. Le malheureux pousse un cri de détresse, ses forces le trahissent, il va périr. Alors Delahaye n'écoute que son courage oubliant que cet homme a refusé d'obéir à ses conseils, dédaignant les supplications de ceux qui voudraient le retenir, il se précipite tout habillé dans la mer. Il s'approche du baigneur et dirige vers lui une planche qui doit assurer leur retour au rivage. Mais tout à coup, et sans qu'on ait pu encore expliquer la cause de cet événement, Delahaye tourne sur lui-même et disparaît sous les flots.

Pendant ce temps, le baigneur, soutenu par la planche, s'avançait péniblement vers le bord. Il est douteux qu'il y fùt arrivé si le sieur Alexandre, fac

teur de la poste et présent à cette scène, ne fût allé à son tour vers lui. Cet homme courageux, ancien marin du reste, sachant parfaitement nager, assure d'abord le salut du baigneur, puis il plonge à l'endroit où le malheureux Delahaye avait disparu. Il l'atteint et le ramène à peu près inanimé sur la rive. Malheureusement, les soins qui lui furent prodigués restèrent sans résultat. Delahaye mourut.

Cette scène poignante avait duré plus d'une demiheure. Est-il besoin de décrire la consternation et l'effroi qui s'emparèrent des spectateurs assemblés sur la plage!

On organisa une souscription pour la famille de l'infortuné. L'auguste hôtesse du château de Sassetot, l'impératrice d'Autriche, qui a laissé dans la contrée le souvenir d'une inépuisable charité, s'inscrivit pour 1,000 fr. Bref, on para aux premiers besoins. Mais ces bienfaits n'ont pu remplacer celui qui était le gagne-pain du logis. Il a semblé à l'Académie qu'il lui appartenait d'honorer publiquement la mémoire du courageux marin et de soulager, par l'allocation de 500 fr., le dénûment de la veuve et de ses enfants Que le brave Alexandre reçoive également par ma voix le tribut d'éloges que mérite sa conduite généreuse.

N'avais-je pas raison de vous dire tout à l'heure, Messieurs, que la vertu, le courage, l'abnégation de soi-même peuvent se rencontrer encore. Et à côté de ces actions d'éclat, que d'héroïsmes ignorés! Non, non, il ne faut pas désespérer de nous-mêmes, et notre temps saura léguer encore de beaux exemples à la génération qui nous suit.

Vous n'avez pas oublié que M. Pierre Margry, archiviste au ministère de la marine, obtenait, en 1876, un prix de 500 fr., provenant de la fondation faite par M. le baron de Baillardel de la Reinty. Cette distinction si honorable lui avait été acquise par l'envoi d'un mémoire rempli de détails intéressants sur l'histoire de la colonisation normande aux Antilles, Le lauréat de 1876 est devenu le donateur de 1878. M. Pierre Margry a bien voulu mettre à la disposition de l'Académie, sous le titre de Prix MarieArmand, une somme de 250 fr., devant être distribuée dans les mêmes conditions que le prix La Reinty. L'Académie remercie M. Margry de sa pensée généreuse.

Ce prix a été accordé à la veuve d'un marin d'Etretat. Etretat! la plage coquette, la perle de notre rive cauchoise! Son nom n'eveille guère que des souvenirs élégants ou joyeux, et nous serions presque disposés à oublier qu'une laborieuse population de marins vit aux pieds de ses chalets. Mais l'Océan est là pour nous rappeler à la réalité; il est là avec ses trompeuses séductions et ses périls sans cesse renaissants. L'homme est parti un jour plein d'espoir pour un voyage lointain; hélas! on ne le reverra plus; il aura péri dans un de ces sombres drames. de la mer qui n'ont pas d'histoire, parce qu'ils n'ont pas de témoins, et la misère ira prendre sa place à son foyer!

En écrivant ces lignes, les strophes émues de M. Joseph Autran reviennent à ma mémoire, me pardonnerez-vous de les rappeler ici?

Ce sont les naufragés qui parlent:

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