Page images
PDF
EPUB

RAPPORT

SUR

LE PRIX DUMANOIR

PAR M. DANZAS.

L'Académie avait à comparer les titres de quatorze personnes recommandées à son choix pour le prix Dumanoir, opération délicate qui n'a jamais lieu sans laisser des regrets, non aussi sans apporter de vives jouissances morales. Il en coûte d'écarter des individualités intéressantes, dignes à divers points de vue de la récompense qu'une seule peut obtenir, et presque toujours on n'arrive qu'avec peine à déterminer le surcroît de mérite qui emporte la balance. Mais les juges. rencontrent, jusque dans l'embarras de se décider, une source de satisfaction profonde. A considérer le but supérieur de leur mission, qui est moins de récompenser le bien que de le reconnaître et de lui rendre un hommage d'estime, pourraient-ils se plaindre de trouver devant eux,

comme aujourd'hui, trop de vertus pour le prix dont ils disposent, plus de beaux exemples qu'il ne leur est permis d'en couronner et d'en faire connaître ?

Je dois en effet me borner à une seule notice, celle des faits qui nous ont déterminés en faveur d'une personne, taire les autres, sans laisser ignorer qu'il en existe d'admirables, auxquels peut-être on reviendra plus tard. A ce devoir, qu'il m'est doux de remplir, s'attache une sorte d'embarras, et j'ai d'abord, envers la modeste et courageuse fille dont le nom va être proclamé, à m'excuser de faire une sorte de violence aux habitudes de sa vie, en la louant devant elle, en l'appelant à paraître au milieu de cette assemblée nombreuse et choisie.

Mlle Marie Dry a vu le jour à Dieppe, il y a quarante-six ans, dans une de ces familles laborieuses, aujourd'hui rares, où se conservait la foi des ancêtres avec la tradition du bon exemple. Son père était menuisier, simple ouvrier chez un patron. Il s'était uni à une ancienne domestique, distinguée à nos yeux par un mérite, qu'on remarquait peu jadis, tant il était de règle, qui nous laisse encore des souvenirs et dont la génération prochaine pourra bien n'avoir plus l'idée l'attachement pour ses maîtres, qui l'avaient prise sous leur toit très jeune encore. En se mariant, elle sortit de chez eux, mais ce fut pour continuer à les servir comme ménagère à la journée, et il fallut le départ de la famille, que des intérêts appelaient ailleurs, ponr rompre ces relations de fidélité et de patronage. Après les maîtres de ses premières années, la femme Dry n'en voulut pas servir d'autres. La pensée lui vint d'entreprendre

[ocr errors]

un petit négoce, où elle ferait valoir ses épargnes. Mais la fortune lui fut contraire. La maladie, ce flau terrible du travailleur, onze couches épuisantes, quelques-unes tout à fait malheureuses, et les périodes d'infirmité qui succédèrent ne laissèrent à cette pauvre femme ni le temps ni la force de suivre ses affaires d'assez près. Le mari, occupé ailleurs, s'épuisait de travail, sans suffire aux besoins du jour. Les profits devinrent nuls, un passif s'accumula, la modeste entreprise dut disparaitre; avec elle l'unique avoir du ménage fut anéanti. On restait à peu près sans ressources, et avec une lourde dette. Les maladies avaient emporté, l'un après l'autre, huit enfants. Trois survivaient, les deux plus jeunes n'étaient pas élevés.

Les parents se voyaient en présence de difficultés au-dessus de leurs forces. La subsistance n'était plus assurée; s'acquitter envers leurs créanciers semblait à jamais impossible. Marie, leur fille aînée, grandissait parmi ces dures épreuves, généreuse enfant qui devait les adoucir, et que la Providence avait réservée comme un opportun secours à la famille affligée. La jeune ouvrière se trouva douée d'un courage, d'un sentiment d'honneur et de devoir, d'un besoin de se dévouer et d'une confiance dans l'appui du ciel qui lui firent compter pour rien tous les obstacles. Mise en apprentissage à douze ans, à seize devenue coupeuse habile, elle prit tout sur elle, et le pain quotidien, et la vieillesse des parents, et l'avenir des jeunes frères, et les dettes à éteindre. Personne ne perdrait rien; et elle est arrivée à réaliser cette pensée presque audacieuse. Avec une énergie qui s'avivait à l'aspect

même des difficultés, elle trouva moyen, un peu plus tard, de monter un atelier de confection; puis, à force d'activité, d'intelligence, et aussi de privations personnelles, la jeune fille tira le parti le plus opportun, le plus honorable de la situation qu'elle s'était créée, sut pourvoir à tous les besoins, satisfaire à tous les intérêts dont elle avait assumé le poids sur elle. Nous dirons plus tard les résultats de sa vaillante initiative et de sa persévér nce infatigable.

Marie s'imposait, à son âge, dans un cercle restreint sans doute, l'exercice d'un gouvernement. L'osé-je dire, sans provoquer un juste courroux dans une aimable partie de cet auditoire, peut-être que, parmi les tâches de ce monde aisées de tout point et les moins épineuses, dix femmes à conduire ne s'offrent pas d'abord à l'esprit. Mais non, disons plutôt que pour le gouvernement, même en petit, deux qualités sont requises dont l'union ne laisse pas d'être assez rare de l'autorité et de la souplesse. La jeune directrice les avait sans doute, mais mieux encore. Elle se trouvait d'avance singulièrement habile à sa tâche par un don naturel de bonté et de droiture, par le travail sur elle-même et la réflexion. Un caractère doux et avenant, incliné vers l'indulgence, s'alliait chez elle à un jugement sûr, que rien ne déconcertait, à une fermeté inflexible sur toute question de principe. Elle voulait ses ouvrières irréprochables, et nul écart, même léger, de la plus sévère conduite, n'était souffert dans sa compagnie. S'y faire admettre était un engagement de se donner au bien sans réserve et sans retour. La volonté, les lumières, qui ne lui manquèrent jamais, Marie les puisait où en est la source,

dans le premier principe qui est le bien par essence. C'est dire, autrement, qu'elle aimait Dieu; et, suivant la loi des affections, elle aimait qu'il fût aimé. L'ordre et la conduite du travail étaient subordonnés à cette haute pensée. Des intervalles le partageaient, marqués d'avance, que remplissait une prière, une élévation de l'âme, une lecture propre à la fortifier et à l'instruire de ses devoirs. Cet asile de modestie et d'activité rappelait les anciens jours où un grand évêque recommandait ainsi l'union du travail des mains et du recueillement des pensées : « La femme qui file ou qui tisse peut en même temps élever son âme vers le ciel, et faire monter vers Dieu une prière ardente. Celui qui est assis dans un atelier, et qui coud des cuirs, peut tourner son âme vers Dieu. » En considérant de si haut le labeur humain, il ne craignait pas d'ajouter « Vivre de son travail, c'est une sorte de philosophie. Ceux qui vivent ainsi ont l'âme plus pure, l'esprit plus fort. » Et de nos jours un penseur a avancé cette proposition hardie que la classe laborieuse a une grandeur au-dessus de la classe qui possède.

Paroles qui étonnent. Est-ce que rien, dans les choses, y peut répondre ? Eh bien! oui, à une condition. C'est que, dans ses travaux, l'homme ait la notion présente de son origine et de son immortalité; et cela lui est facile. Alors, dans la vie tout s'éclaire, tout s'explique, tout s'ordonne, tout est motivé. Un sens est trouvé à notre existence mystérieuse, fugitive, chétive: elle est la voie d'une félicité sans fin. La mort n'étonne pas, mais elle est bienfaisante et bienvenue. Les peines accablantes,

« PreviousContinue »