Page images
PDF
EPUB

MÉMOIRES

DONT L'ACADÉMIE A ORDONNÉ L'IMPRESSION

DANS SES ACTES.

DE

M. MARAIS.

DE LA RÉALITÉ DANS LE ROMAN FRANÇAIS.

MESSIEURS,

Par vos suffrages, vous m'avez ouvert les portes de cette Académie; un aussi grand honneur excite en moi une fierté légitime; mais cependant, oserai-je l'avouer, je me demande ce qui m'a valu de votre part un tel excès de bienveillance. Le bagage académique de votre nouveau collègue est si modeste! Ce n'est pas sans un véritable effroi que je le compare aux travaux qui ont occupé la vie d'un grand nombre d'entre vous.

De quelque côté que je jette les yeux, je rencontre des hommes qui se sont distingués par la culture de leur esprit et l'étendue de leurs connaissances. La science et la poésie, l'archéologie et l'histoire, l'éloquence de la chaire et celle du barreau comptent parmi vous plus d'un représentant autorisé. Je ne vous apporte, hélas, aucun de ces talents dont votre Compagnie se montre si féconde, et la seule excuse de votre collègue en sollicitant l'honneur que vous lui avez libéralement accordé, est dans

le culte qu'il professe pour ce qui intéresse le développement des connaissances humaines. Vous lui pardonnerez donc, je l'espère du moins, sa présomption en faveur du sentiment qui l'a inspirée ; reconnaissant son impuissance à servir de modèle, il a simplement voulu devenir un auditeur et un disciple; pouvait-il trouver de meilleurs maîtres qu'en cette Compagnie ?

Oui, Messieurs. l'amour de la science, le culte du beau sous toutes ses formes, tel est le lien qui réunit nos intelligences et nos aptitudes diverses. Qu'importent les moyens dont chacun de nous dispose, qu'importe leur inégalité, si le but de nos efforts est le même ? Sur ce terrain commun, les divergences s'effacent, ou plutôt elles concourent harmonieusement vers le résultat désiré : le perfectionnement de l'esprit par l'étude. C'est l'honneur de l'Académie de Rouen, d'avoir toujours poursuivi cet objectif élevé.

Aussi est-il véritablement permis de répéter en cette enceinte, après le poëte, « que rien de ce qui intéresse l'homme ne vous est indifférent» (1). Et puisque l'honneur que vous m'avez fait m'impose le devoir périlleux de retenir quelques instants votre attention, j'ai pensé que vous m'excuseriez peut-être d'avoir porté mon étude sur un sujet dont les apparences sont frivoles sans doute, mais qui touche néanmoins par plus d'un côté à l'histoire de la société française: je veux parler du roman, et spécialement de l'un de

(1)

Homo sum,

Nil humani a me alienum puto.

(TÉRENCE.)

ses éléments essentiels, qu'on appelait autrefois la réalité, mais qui, dans un temps où tout se modifie, est devenu le réalisme. Je ne le dissimule pas, c'est une grande audace de ma part que d'avoir osé choisir ce sujet difficile; mais je sais que votre bienveillance est sans bornes, et puis, faut-il vous l'avouer, Messieurs, je suis condamné par votre règlement à faire un discours, je m'exécute de mon mieux, tout en vous demandant pardon de ressembler quelque peu à ce causeur des Lettres persanes, « qui, n'ayant pas d'esprit pour parler, parlait pour avoir de l'esprit. »

Assurément la place que la littérature romanesque a conquise depuis le commencement de ce siècle justifie ma résolution. Le roman a pris un essor prodigieux; il est partout, il a revêtu toutes les formes de la pensée, il s'accommode de toute espèce de publicité journaux, revues, livres, tout lui sert indifféremment d'instrument de propagation. Le roman est devenu en quelque sorte un livre nécessaire à une société qui n'a plus le temps d'étudier et qui aime à trouver résumée sous une forme attrayante l'histoire des passions et des idées qui l'agitent. Aussi, obéissant à la loi qui a fait son succès, le roman a-t-il étendu sa sphère d'action. Il ne se contente plus de distraire, il veut encore étudier les problèmes de la vie sociale; il leur prête ses vives images et il les fait pénétrer jusque dans les couches profondes de ses mille lecteurs. Est-ce un bien? Est-ce un mal?... L'étude de cette question nous entraînerait bien loin, loin surtout des limites d'un travail qui ne veut être que littéraire. Le roman existe, il prospère; voilà le

« PreviousContinue »