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LIGATURE

DE LA

CAROTIDE PRIMITIVE GAUCHE

PAR LE Dr PAUL LEVASSEUR.

La ligature d'une artère est toujours une chose sérieuse; on peut dire que la gravité de cette opération est proportionnelle au calibre du vaisseau et qu'elle se multiplie par l'étendue de la région qu'il parcourt et l'importance des organes auxquels il se distribue.

A tous ces titres, la ligature de l'artère carotide primitive constitue une des opérations les plus redoutables de la chirurgie.

La carotide primitive gauche, sur laquelle j'ai pratiqué la ligature qui fait l'objet de cette communication, naît directement de la crosse de l'aorte, non loin du cœur. Elle monte le long du cou, profondément logée, au-devant des apophyses transverses de la colonne vertébrale, derrière le muscle sterno-mastoïdien, en dehors de la trachée et de l'œsophage.

Dans tout son parcours, elle est en rapport immédiat avec la veine jugulaire profonde et le nerf pneumo-gastrique; elle se divise au niveau du cartilage thyroïde du larynx en deux branches: la carotide interne et la carotide externe, qui vont animer, l'une les organes superficiels, l'autre les organes profonds du cou et de la moitié correspondante de la tête. La veine jugulaire interne, comme l'externe, rapporte au cœur le sang qui a servi à leur nutrition. Le nerf pneumo-gastrique, un des plus considérables du cerveau, se distribue au larynx, au cœur, aux poumons, et va s'épanouir dans la cavité abdominale, au plexus solaire, d'où il rayonne sur l'estomac et sur le foie. Indiquer les nombreuses et délicates fonctions auxquelles président ces organes, c'est dire toute la gravité qui résulterait de leur blessure. Aussi n'est-ce que contraint et forcé que le chirurgien se décide à porter son bistouri dans leur voisinage. Les raisons qui m'ont amené à faire cette ligature étaient si impérieuses, que je n'ai cru pouvoir me soustraire à l'obligation de pratiquer cette opération, car il s'agissait d'empêcher de mourir un malade que des hémorrhagies répétées allaient tuer sous mes yeux.

Voici, résumés succintement, les détails de l'observation qui le concerne :

M. X..., rue Méridienne, était arrivé à l'âge de cinquante ans sans avoir fait de maladie grave, quand il s'aperçut, au commencement de l'année 1877, de la présence d'une ulcération sur le bord gauche et à la base de la langue. Quand je le vis pour la première fois, cette ulcération avait à peu près un centimètre de diamètre : l'induration de son pourtour

et du fonds dessinait un relief caractéristique: le malade avait une tumeur cancéreuse.

Sur mon conseil, il entra à l'Hôtel-Dieu, où un chirurgien habile en fit l'ablation. M. X... sortit au bout de quelques semaines parfaitement guéri, et reprit ses habitudes laborieuses. Mais quelques mois après parut, à la partie supérieure du cou, un ganglion qui acquit rapidement le volume d'un œuf de poule.

La langue était restée saine, cependant il n'était que trop évident qu'il y avait là un ganglion dégénéré qui réclamait une nouvelle intervention chirurgicale. Sur le désir formel du malade, l'extirpation en fut tentée par le chirurgien qui avait enlevé le cancroïde de la langue. J'avais l'avantage de lui servir d'aide, et me plais à proclamer qu'il y procéda avec toute la prudence que donne un talent éprouvé.

La dissection de la tumeur n'avait donné lieu à aucun incident; il ne restait plus, pour conduire à bien l'opération, qu'à couper le pédicule qui retenait encore la masse au fond de la plaie. N'ayant pu l'énucléer, le chirurgien l'attaqua avec des ciseaux en rasant la tumeur. Malgré cette sage précaution, la section n'en détermina pas moins aussitôt une hémorrhagie abondante. Un jet de sang rouge, du calibre d'une plume de corbeau, partant de la profondeur du cou, venait décrire à l'extérieur une courbe dont les oscillations n'étaient que trop significatives: une artère avait été ouverte. Les recherches les plus minutieuses n'ayant pas permis de la saisir, on dut recourir à une ligature médiate, c'est-à-dire comprenant une légère quantité de tissus avoisinants.

L'hémorrhagie fut arrêtée, et pendant six jours les suites de l'opération furent régulières; malheureusement, le septième une hémorrhagie secondaire éclata tout à coup on en vint d'abord à bout par le tamponnement, mais elle se renouvela coup sur coup dans l'espace de quelques jours. Le malade était exsangue quand j'arrivai près de lui: c'était le 15 juin 1871.

En présence d'un mourant, l'hésitation n'était pas permise je ne pouvais songer à arrêter cette hémorrhagie en allant chercher l'artère lésée au fond d'une plaie enflammée. La proximité des gros vaisseaux et des organes signalés plus haut s'opposait à une tentative de ce genre. C'était, en effet, au niveau de la bifurcation carotidienne qu'avait eu lieu l'hémorrhagie après la première opération, et c'est probablement à cette circonstance qu'il faut rapporter la nonorganisation du caillot obturateur; l'artère était placée trop près du tronc d'origine. La ligature de là carotide primitive présentait une chance de succès, au milieu, je l'avoue, de périls sérieux; mais l'imminence de la mort leva tous mes scrupules. J'y procédai ainsi :

Je pratiquai, à la moitié inférieure du cou, une incision de huit centimètres, oblique de haut en bas, croisant à angle aigu le muscle sterno-mastoïdien pour aller se terminer au-dessus de son insertion sternale. Ayant évité prudemment la veine jugulaire superficielle, je divisai l'aponévrose d'enveloppe et cheminai avec une sonde cannelée derrière le muscle satellite à la recherche de l'artère; je parvins de la sorte sur le vaisseau, que je pus isoler ainsi de la

veine jugulaire interne et du nerf pneumo-gastrique, lequel se trouve placé entre elles. Après avoir passé ma sonde sous l'artère, je l'amenai à l'extérieur pour bien m'assurer de son parfait isolement. Cette constatation faite, une anse double d'un fil de soie trèsfort, glissée dans la rainure de la sonde, permit d'en faire en toute sûreté la ligature.

Le double noeud, destiné à la maintenir, comprenait les quatre chefs du fil; je laissai alors le vaisseau reprendre sa place en maintenant les extrémités des fils à l'extérieur.

J'ai noté aussitôt après l'opération les phénomènes suivants : 1° Décoloration de la peau, du côté opéré, décoloration qui tranchait sur la rougeur que la douleur avait provoquée vers la face; 2° affaissement de cette région, dû à la même cause, car aucune paralysie ne suivit l'opération; 3° sensibilité tactile de la face amoindrie; 4° persistance de la sensibilité sensorielle du nez et de la langue, ainsi que de l'œil et de l'oreille. Les fonctions de tous ces organes étaient restées intactes. Il y avait seulement des bruissements d'oreille.

Les résultats immédiats de l'opération étaient donc satisfaisants. Il n'y eut pas de complications les jours suivants. Les organes des sens continuèrent de fonc tionner comme par le passé. La fièvre traumatique fut très modérée; la température prise dans l'aisselle ne dépassa pas 39°. Un détail qui a son intérêt mérite d'être consigné ici le thermomètre appliqué sur la joue gauche, en regard d'un autre placé sur la joue droite accusa constamment une diminution de quel

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