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joindre les accidents discontinus, est le fruit de notre expérience antérieure. L'ignorant rapproche les choses les plus incompatibles, et celui qui dort est un ignorant. Comme dans la veille, nous imaginons, dans le sommeil, un lien causal entre les faits qui se suivent; mais c'est tout naturel il nous y arrive rarement de rencontrer juste.

C'en est assez sur la logique dans le rêve; passons aux phénomènes de souvenir. Avant plus ample réflexion, il semble que les images qui s'offrent à notre esprit pendant le sommeil devraient toujours faire l'effet d'être présentes, puisque le monde réel ne peut opposer aux conceptions le contraste des perceptions. Il n'en est rien. Dans le rêve, le dormeur est le centre d'un monde qu'il se figure être réel; un contraste peut donc s'établir entre ce monde soi-disant réel et un monde doublement imaginaire. Il peut, en un mot, y avoir dédoublement, ou pour mieux dire, détriplement du monde, comme il y a quelquefois dédoublement ou détriplement du moi 1.

On peut distinguer plusieurs cas de souvenir dans les rêves.

Le premier cas est celui où, dans son rêve, on se souvient d'une partie de ce rêve. Mon ami V... V..., qui m'interrompt si malencontreusement dans mes occupations charitables, ne distrait pas ma pensée de mes lézards, et je reviens près d'eux. Récemment j'ai rêvé que j'allais prendre des billets de spectacle. Ayant du temps de reste avant le lever

1 Voir pages 26 et suiv.

du rideau, je fis un tour de promenade dans un square; il m'arriva mille aventures extraordinaires; mais, à l'heure fixée, j'entrais au théâtre,

Un second cas consiste à se souvenir de quelque événement de l'état de veille. Mon rêve en offre un exemple personnel. Je m'y rappelle avoir lu un passage de Brillat-Savarin sur les odeurs. Voici un autre exemple que j'emprunte au cahier de M. Tarde : << Hier, je reçus, dans l'après-midi, une lettre que je décachetais devant ma mère. « Je m'étonne, observa-t-elle, qu'elle ne te vienne pas des héritiers L. » Elle faisait allusion à l'occupation que me donne la surveillance des intérêts de cette succession, en ma qualité d'exécuteur testamentaire. Cette nuit (8 septembre 187..), j'ai rêvé que je recevais une lettre des héritiers L., et que je me disais en la recevant: Tiens! voilà qui donne raison à l'étonnement de ma mère. »

J'aurais désiré cependant d'avoir à offrir au lecteur un souvenir en image et non pas en conception seulement. Ayant vainement cherché à constater dans mes rêves un souvenir de cette espèce, je me suis adressé à des amis, et ils m'ont communiqué nombre de faits péremptoires. Je n'en citerai qu'un seul ; il est caractéristique. Je le tiens de mon ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauer, aujourd'hui professeur à l'Université de Prague.

Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie deux localités dont j'ai oublié les noms. En un certain passage, cette route présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement ses chevaux,

ceux-ci s'emportèrent, et voiture et voyageurs manquèrent cent fois ou de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient de l'autre côté du chemin. Dernièrement, M. Gussenbauer rêva qu'il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l'accident dont il avait failli être victime. Voilà la question tranchée.

Enfin troisième cas

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cette persistance de la faculté du souvenir en rêve nous explique comment on peut rêver d'anciens rêves que l'on a faits et, conséquemment, comment on peut rêver qu'on rêve. L'odeur de l'asplenium me conduit, si le lecteur s'en souvient, à cette réflexion finale que, quoi qu'en dise Brillat-Savarin, on peut rêver d'odeur. Dans mon rêve de l'escalier, la contrefaçon de la conscience de soi est, pour ainsi dire, parfaite. Voici un autre songe presque aussi bien caractérisé. Je rêvais que j'étais à table chez des personnes que nous ne voyons plus. J'en étais vivement contrarié parce que, par là, j'étais mis dans l'obligation de les revoir. En route pour rentrer à la maison, je rencontre ma femme : « Tu ne devinerais pas, lui disje, où je viens de dîner et où j'ai été parfaitement reçu? Chez X. X. C'est bien ennuyeux, fit-elle. Rassure-toi, lui dis-je, ce n'est qu'un rêve et ainsi nous n'avons contracté aucun engagement *.

1 Voir page 223.

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Je lis chez M. Tarde un rêve qui se termine par une réflexion analogue: Je déjeunais avec mon ami H. C. Le rôti consistait en plusieurs morceaux humains, entre

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A première vue, rêver qu'on rêve, c'est une particularité contradictoire, et il est bon de s'y arrêter un instant.

Pendant la veille, nous portons rarement un jugement explicite sur la nature objective ou subjective des images que nous voyons. C'est la foi, fondée sur l'expérience, qui nous guide; et, dans le sommeil, il est entendu que cette habitude de la foi subsiste. Cependant, à l'état de veille, il nous arrive maintes fois d'opposer le rêve à la réalité, le subjectif à l'objectif. L'habitude ainsi contractée est susceptible d'entrer en jeu pendant que nous rêvons, et alors elle a pour résultat de nous faire dire tantôt que ce qui nous passe par la tête est un rêve, tantôt que ce n'en est pas un. L'étrangeté du cas se réduit donc à une simple coïncidence. Chez ceux qui comme moi, s'occupent de leurs rêves, ce retour sur soi-même pendant le sommeil peut atteindre un degré remarquable de fréquence et d'à-propos. Cela ne fait que donner une confirmation éclatante à l'opinion que j'ai défendue et d'après laquelle les facultés, pendant le sommeil, ne subissent aucune altération dans leur essence.

autres un fragment de crâne auquel des chairs encore attachées donnait l'air d'une carcasse de volaille. L'idée me vint que c'était le crane de mon ami H. C. que je mangeais. « Mais, me dis-je en me rassurant, ce ne peut être le sien, puisque c'est lui qui me sert. C'est ainsi, ce me semble, ajoute M. Tarde, que près d'identifier le mouvement et la sensation, ou le possible et le réel, d'éminents philosophes hésitent et parfois reculent devant cet abîme à franchir. »

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CHAPITRE II.

Le rêve comme objet du souvenir.

A quelles conditions on se souvient de ses rêves. Le rêve est une source nouvelle de connexions. -- Y a-t-il sommeil sans rêve ? L'oubli n'est pas une preuve de l'effacement des traces.

C'est mon rêve qui m'a remis en mémoire le nom de l'asplenium. Il a produit en moi l'effet qu'aurait fait une deuxième représentation directe ou indirecte des mêmes syllabes. Mais cette action cumulatrice n'a pu être exercée que parce que le rêve a été l'objet d'un acte de reproduction. S'il avait passé inaperçu, s'il n'avait pas été ressaisi par moi au réveil, l'asplenium fùt retombé dans l'oubli d'où, pour un instant, je l'avais tiré. Il me reste donc une question à traiter: A quelle condition se souvienton de ses rêves ?

Il y a des rêves dont on ne se souvient pas; on sait seulement que l'on a rêvé. D'autres fois, on croit n'avoir point rêvé du tout. Les enfants gardent rarement le souvenir de leurs rêves. A quoi peut tenir cette inégalité dans la capacité de la mémoire?

D'après la théorie du souvenir exposée plus haut, un rêve ne peut être l'objet d'un acte de reproduction que si les éléments qu'il a mis en activité se retrouvent actifs dans la périphérie nouvelle dont la sensibilité sera revêtue au moment du réveil, Un exemple mettra ceci en évidence,

Un matin, pendant que je faisais ma toilette, je sens un léger chatouillement dans une oreille, et,

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