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entre elles, eu égard à la plus ou moins grande discipline des éléments qui les constituent. Les uns sont tout à fait domptés; chez les autres domine encore l'esprit de révolte. Ceux-là accomplissent, même loin de l'oeil du maître, régulièrement et ponctuellement la fonction qui leur a été confiée ce sont des espèces d'organes - ceux-ci ont besoin d'être continuellement surveillés. Mais les premiers sont à peu près inaptes à faire autre chose que ce qu'ils font; les seconds ont des facultés disponibles et on peut les dresser à toutes sortes de métiers.

Ces considérations nous fournissent la réponse aux deux questions qui font suite à la première. Ces couches-là ont la chance de se transmettre à la descendance prochaine qui sont les plus anciennement formées, les plus homogènes ou les mieux coordonnées dans toutes leurs parties. Ou bien encore, pour abandonner un instant ma métaphore de prédilection, les enfants hériteront des habitudes les plus puissantes et les plus invétérées des parents, réduites à l'état de prédispositions ou de tendances. Si les circonstances favorisent ces prédispositions et les développent, si ce fait se renouvelle sans interruption pendant une longue série de générations, ce qui n'était qu'un caractère individuel et accidentel deviendra un caractère spécifique. Inutile d'insister davantage sur ce point. Ceux qui repoussent a priori le principe de la transformation des espèces ne se laisseront pas convaincre par les applications que j'en ferais incidemment dans la théorie du sommeil et des rêves.

Nous voilà édifiés sur la formation du noyau

central, de cette espèce de mécanisme composé d'habitudes ancestrales ou personnelles. Si nous ne pouvons remonter jusqu'à son origine première, ni en prédire la fin dernière, nous pouvons du moins par la réflexion en refaire le passé et en deviner l'avenir.

Revenons à la nourriture et essayons de caractériser d'une manière plus précise le genre de transformation que subissent les forces qu'elle introduit dans l'organisme.

Pour agir, celui-ci doit consommer une certaine énergie, énergie qui se manifeste au dehors comme chaleur ou comme mouvement. Les forces qui sont en lui s'épuisent et passent ailleurs. Pour conserver son intégrité et se remettre en état d'agir, il doit les réparer; et elles lui sont restituées par les aliments, qui sont, entre autres choses, de la chaleur et du mouvement condensés.

Mais, outre ce travail extérieur, visible à tous, il se fait en lui un travail tout intérieur qui se révèle à lui seul, partiellement du moins. Ce travail, bien qu'il puisse être aussi accompagné d'une dépense de forces, aboutit à un résultat tout différent, à une accumulation de forces. La mémoire et l'expérience, la défiance ou la familiarité et la ruse ou le courage qui en sont les suites, la science, le génie des découvertes et le perfectionnement de l'humanité, voilà, dans des ordres d'idées différents, des exemples saisissants d'accumulation de forces. L'emploi métaphorique du mot apprendre - qui, étymologiquement, signifie s'annexer en prenant est fondé sur le sentiment instinctif et profond de la réalité. Savoir, c'est avoir ap-pris.

Ces forces accumulées, en tant que servant à la manifestation de la sensibilité, reçoivent le nom spécial de psychiques. L'alimentation sert donc à deux fins elle entretient le mouvement de l'organisme en réparant ses forces physiques, elle y accumule des forces psychiques.

Les forces physiques sont-elles d'une autre nature que les forces psychiques, ou sont-elles susceptibles de se transformer en forces psychiques? Grosse question, qu'heureusement je n'ai pas besoin d'aborder.

Un mot seulement. Voici un grave magistrat qui, assis mollement dans son fauteuil, suit avec toute l'attention possible les débats d'une grave affaire, écoute les dépositions des témoins, les plaidoiries des avocats, et de fatigue finit par s'endormir du sommeil des juges. Ce qui lui arrive est la suite d'un travail intellectuel prolongé, ou, pour employer mon langage, de la fixation de sa sensibilité. A l'époque des vacances, ce même magistrat part pour la chasse de bon matin, fusil sur l'épaule, carnassière au dos, poursuit lièvres et perdreaux à travers la plaine, puis harassé se laisse tomber au pied d'un arbre et s'endort. Pour le coup, ce sont bien des forces physiques qu'il a usées. Toutefois ne vous semble-t-il pas que les forces qui poursuivent le gibier sont les mêmes qui, au tribunal, prononcent des sentences?

Quoi qu'il en soit, on a compris le mécanisme de cette accumulation dont je parle. Les forces contenues dans la périphérie sans cesse reformée arrêtent au passage les forces extérieures qui

viennent à les rencontrer, les accaparent et se combinent avec elles; les résultantes de cette combinaison se condensent dans l'organisme sous forme de tendances, de répulsions ou de désirs, d'aptitudes, d'habitudes ou d'instincts. Qui a bu boira, dit la sagesse des nations- voilà pour les tendances qui a su nager, s'il tombe dans l'eau, nagera; voilà pour les aptitudes.

Le fonctionnement de la nutrition dans ses rapports avec la sensibilité nous fait toucher du doigt la cause du sommeil et de sa périodicité. La nourriture qui s'accumule dans le corps sert ou a servi, entre autres fonctions, à former la couche périphérique sensible. Celle-ci perd de sa sensibilité par l'usage même qui en est fait; il arrive ainsi un moment où elle ne renferme plus d'éléments sensibles et est, par suite, incapable de réagir. Alors le sommeil s'empare de nous, le sommeil, signe qu'il y a une barrière entre nous et le monde extérieur. Le temps de cet engourdissement est employé à la reconstitution de la sensibilité, et, à mesure que le travail avance, le sommeil s'éloigne, faisant place insensiblement au réveil. Le sommeil n'est donc pas une fonction; c'est un effet concomitant. Il ne répare pas non plus les forces. La vérité est qu'il se montre quand la sensibilité est émoussée et qu'il disparaît quand elle revient. Peut-être même ces deux propositions sont-elles de pures tautologies. Naturel ou artificiel, le sommeil est toujours accompagné d'une insensibilité plus ou moins étendue, plus ou moins profonde. La cause de l'un est la cause de l'autre.

CHAPITRE V.

La mémoire de la matière organisée et la fin de l'univers intellectuel.

La génération. Explication de Hering de l'imprégnation des caractères des parents dans le germe. Génération par fissiparité. - Génération par sexualité. - Immortalité de la matière sensible.

Il me reste une dernière question à résoudre : Comment s'opère la transmission du noyau central? A la rigueur, je pourrais me dispenser de la traiter à propos du rêve. Mais je ferai remarquer d'abord que, si mes rêves reflètent le caractère du naturaliste ou du philosophe et aussi du botaniste d'occasion, qui écrit sous la dictée d'un ami le nom de l'asplenium, ils sont encore plus essentiellement des rêves d'homme, et cette qualité, il la doivent à la série de mes ancêtres. Je touche ainsi au problème de la possibilité d'une « expérience ancestrale ». Ensuite, il y a lieu de se demander ce que deviennent des forces fixées par des êtres destinés à la mort. Enfin, on ne doit pas oublier que cette étude débute par des considérations extrêmement générales sur le commencement et la fin de l'univers physique, et que j'ai aussi tâché de prendre la sensibilité le plus près possible de son origine. Or, la solution du problème de la propagation des êtres vivants est de nature à jeter quelque lumière sur le but final de la lutte pour l'existence. A ces divers titres, les pages qu'on va lire ne sont pas un pur hors-d'œuvre.

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