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qui lui préfèrent un Espagnol, le Parlement, le clergé, l'aristocratie, dont il faudra acheter à prix d'or la soumission et les services. Aussi, maitre de la France plus encore par droit de conquête que par droit de naissance, n'a-t-il pour gouverner qu'à compter avec lui-mème et ne recourt-il qu'à son conseil dont il nomme les membres. C'est encore une véritable dictature qu'exerce Richelieu, sous le nom de Louis XIII, dictature justifiée par la raison d'État et la nécessité du salut public. Au péril espagnol et allemand it faut que la France oppose ses forces disciplinées et unifiées il faut que le roi ne soit distrait de son effort ni par les dissidents religieux, ni par les factions des grands, ni par les tendances particularistes des vicilles provinces, ni par les prétentions du Parlement de Paris au partage de l'autorité, qui doit être concentrée pour être efficace. C'est ainsi que l'une après l'autre tombent brisées les barrières que les siècles avaient élevées contre l'omnipotence des souverains.

Après la Fronde, qui fut le dernier effort tenté par le Parlement et par la noblesse pour disputer à la royauté le pouvoir absolu, Louis XIV apparaît et en lui se personnific l'absolutisme. Il n'est plus, comme pour Richelieu, une nécessité justifiée par les circonstances, il devient un système et un dogmc. La nation ne fait qu'un avec son roi; elle ne saurait avoir de volonté particulière. La souveraineté n'a pas son origine dans une délégation populaire, elle est une émanation de la puissance divine. Il n'est pour un roi de pire extrémité, dira Louis XIV, que d'avoir à prendre conseil de ses peuples. La constitution anglaise, mème interprétée par les Stuarts, lui semble un attentat à la majesté royale, une contravention à l'ordre établi par Dieu. Sous ce régime, le Parlement, qui a fait la Fronde, en porte la peine; destitué de tout droit politique, il est réduit à enregistrer en silence les actes de l'autorité. Le souvenir des États généraux achève de se perdre. Les assemblées provinciales, qui ont échappé aux coups portés par Richelieu, ne conservent plus qu'une ombre d'existence et tout acte d'indépendance de leur part, · toute velléité de discussion sont punis comme crime d'État.

Le gouvernement des villes, sous le prétexte de mauvaise gestion de leurs deniers, est retiré aux élus des communes, pour n'appartenir plus qu'à des officiers du roi, qui ont acheté leurs charges et les transmettent comme un héritage. Les gouverneurs, anciens chefs militaires de la province, n'ont plus que des rôles de parade et de représentation, vides de toute substance d'autorité, et cessent même bientôt de pouvoir résider dans leurs circonscriptions. Sur les ruines des pouvoirs locaux s'élève, grandi encore par son isolement, l'intendant, le représentant direct du conseil et du roi, exécuteur intelligent et laborieux de la pensée royale, toutpuissant, mais révocable à volonté, et dont le pouvoir, tout de reflet, cesse avec sa commission.

Mais cette prodigieuse machine qu'est un État centralisé, avec ses bureaux où tout aboutit et d'où part toute volonté, ses mille ressorts si délicats et si complexes, exige un moteur principal, à l'intelligence et à la sagesse indéfectibles, dont l'assiduité ne connaisse pas de défaillance, dont aucune erreur ne trouble les prévisions. Autrement, le moindre désordre retentit douloureusement jusqu'aux extrémités de l'organisme. Louis XIV, avec le plein sentiment de ses responsabilités, cut la volonté et l'énergie, sinon la clairvoyance, nécessaires pour suffire à cette tâche presque surhumaine. Mais après lui son indigne successeur se désintéresse de son métier de roi. Il pense que la machine, sous l'impulsion directrice qu'elle a reçue, marchera d'elle-même, sans se détraquer ni s'user; s'il prévoit une catastrophe, il se hâte d'en détourner les yeux et la pensée. Dès lors tout va de mal en pis. A la volonté et la direction d'un seul se substituent des volontés particulières, discordantes et antagonistes. Il n'y a plus de ministère, il n'y a plus que des bureaux. La liberté des personnes, le sort d'une province, la réussite d'une guerre sont à la discrétion d'un commis ou d'un favori irresponsables. La puissance de la machine s'exerce aussi meurtrière pour le mal qu'elle a pu, en d'autres temps et sous une autre direction, agir pour le bien. L'initiative privée, énervée et découragée par l'ingérence de

l'État, es organes locaux engourdis et annulés par la mainmise séculaire de l'autorité, ont perdu toute efficacité pour réparer spontanément les blessures portées au corps politique.

A ce régime les individus comme les institutions se déforment; leur fonction sociale, telle que le temps et l'usage l'ont déterminée, s'altère et se pervertit. Le principal instrument de cette déformation fut la Cour. La noblesse, sous Richelieu, avec peu d'esprit politique, est du moins follement brave, altière et pleine d'honneur. Si Richelieu la châtie, du moins il l'estime et l'emploie. Il lui réserve les grands commandements et les hautes dignités de l'État, persuadé qu'en elle résident cette autorité et cet ascendant naturel que donnent la naissance et la conscience d'une longue lignée d'aïeux dont il ne faut pas déchoir. Louis XIV, que hante le souvenir des rébellions passées, la craint et l'asservit. Il la veut hors de ses terres et loin de ses vassaux, chez lui, dans son Versailles ou son Marly, lui faisant une escorte magnifique et un pompeux cortège. Il la passe à toute heure en revue, dans ses antichambres, dans les salles immenses de ses palais, dans le décor grandiose de ses jardins. Il l'amuse de distinctions frivoles, de faveurs illusoires ou réelles qui la tiennent en haleine et en perpétuelle émulation; et par cette représentation continue et ce luxe obligatoire, il la ruine, il la fait dépendante de ses largesses, il l'entretient par les places, les sinécures bien rentées, les bénéfices, les commendes dont il dispose, par le paiement de ses dettes. La pire disgrâce, pour les laïques comme pour les ecclésiastiques (car le haut clergé désormais ne se recrute plus que parmi les cadets de l'aristocratic), est de vivre loin du roi, dans la résidence imposée, d'habiter ses domaines. Qui s'y complait volontairement et par goût, est non seulement suspect de tiédeur, mais passe pour mauvais esprit et devient l'objet de la surveillance de l'intendant. Toute une classe de la nation, la plus active, la plus remuante et la plus riche, vit ainsi comme séparée du corps principal, enlevée à son milicu naturel, en rupture d'intérêts et de relations avec lui, pour subir la domesticité dorée de la Cour, où les caractères les

plus fiers finissent par se détremper et s'avilir, dans la dépendance immédiate du souverain.

Mais, d'autre part, la Cour devient le milieu le plus favorable au développement de la vie de société. A cette fréquentation nécessaire, à ce contact journalier des personnages les mieux nés et portant les plus beaux noms de France, des femmes les plus en renom par leur naissance, leur esprit ou leur beauté, si les originalités s'effacent, les angles s'émoussent et se polissent. L'altier châtelain, habitué à ne connaître que sa volonté ou son caprice, s'apprivoise et s'adoucit pour réussir et pour plaire. Les manières s'affinent. Tel huguenot farouche Ꭹ sent fondre son austérité intolérante. Tel glorieux compagnon des guerres de. Henri IV y détonne par l'emphase du geste et de la parole et par la grossièreté des habitudes, et s'aperçoit lui-mème de ces disparates. Justement et comme à point nommé, s'ouvrent autour d'eux des écoles où s'apprennent le beau langage et les élégances; ce sont les salons, et, parmi eux, celui qui consacre tous les talents et toutes les réputations, le salon de la marquise de Rambouillet. On n'y apprend pas seulement les gràces et l'aisance, les façons qui seient et appartiennent à la bonne compagnie; la passion s'y subtilise en galanterie raffinée, se hausse aux sentiments héroïques et désintéressés. En de doctes entretiens, la langue s'épure, se débarrasse des scories dont le courant des siècles et les apports étrangers l'ont altérée; elle s'assouplit à toutes les délicatesses du sentiment et aux plus fines nuances de la pensée. Le salon de la marquise est l'antichambre de l'Académie Française, que le grand Cardinal vient de fonder. Les outrances, même les ridicules, de quelques précieuses ne doivent pas faire perdre de vue les services éminents rendus par cette société de bon ton et de grande allure aux lettres et aux mœurs. Une partie du grand siècle en est sortie et en porte la marque. Toute cette littérature de pensées, de maximes, de portraits, de caractères, le genre épistolaire, le roman psychologique, le théâtre, tel que l'ont pratiqué Corneille, puis Racine, si l'on remonte à la source, ont pris naissance dans les conversations, les jeux

d'esprit, les exercices approuvés et appréciés par les commensaux de la marquise et de ses filles.

D'autres influences s'ajoutent à celle-là et achèvent de façonner la société, d'épurer encore son goût, de la corriger de l'abus de l'esprit, de la ramener au naturel, de lui donner tout le sérieux et la solidité que comporte la race. La principale fut celle de Port-Royal; admirable école, d'où sortirent les plus hautes vertus et les caractères les mieux trempés que la vieille France ait connus. Près de ces solitaires, gens du monde bien faits pour la direction de conscience des gens du monde et de la Cour, dans les asiles qu'ils ouvrent aux hommes et aux femmes, accourent les vaincus de la politique, les âmes fatiguées du monde, revenues des illusions de la passion ou de l'ambition, pour oublier dans le silence de la prière, dans l'étude et la méditation des problèmes éternels, dans la pénitence, les vanités et les fausses grandeurs qui les avaient séduits. C'est en vain que leurs ennemis, et surtout les Jésuites, s'acharnent contre ces religieux, éducateurs incomparables de la jeunesse, préviennent contre eux l'esprit du roi et arrachent de Louis XIV l'ordre de détruire leurs maisons. Le jansénisme survit à la ruine de Port-Royal. C'est lui qui alimente et soutient l'opposition parlementaire au XVIIIe siècle, qui résiste à l'enregistrement de la bulle Unigenitus et qui, du domaine religieux glissant sur le terrain politique, porte les premiers coups et non les moins efficaces au pouvoir absolu.

La vie de salon passe en habitude et devient un besoin. Le xvIIe siècle le transmet au xvie; de la Cour, l'usage s'en répand dans la Ville. Mais ici se marque une différence esséntielle. A part quelques rares sociétés, comme celle de Ninon de Lenclos, où le libertinage se donne ses aises, et qui deviennent plus nombreuses à mesure que la vieillesse et la dévotion du roi chassent de la Cour les plaisirs, l'esprit s'interdisait, entre autres domaines réservés, ceux de la politique et de la religion. Même les philosophes et les spéculatifs, comme Descartes et Malebranche, mettaient hors de leur discussion les vérités de la foi. Ce mince filet de libertinage,

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