Page images
PDF
EPUB

qui dérange ou abandonne les projets de son prédécesseur. Dans l'espace de dix à douze ans, on les voit aller de Limoges en Roussillon, du Roussillon en Hainaut, du Hainaut en Lorraine, et, à chaque variation, ils perdent le fruit des connaissances locales qu'ils peuvent avoir acquises.

(NECKER. Mémoire au roi, en 1778.)

La première disgrâce de Necker.

(MAI 1781)

Ce n'est que le dimanche matin, 20 de ce mois, que l'on fut instruit à Paris de la démission donnée la veille par M. Necker. On y avait été préparé depuis longtemps. par les bruits de la ville et de la Cour, par l'impunité des libelles les plus injurieux et par l'espèce de protection. accordée à ceux qui avaient eu le front de les avouer, par toutes les démarches ouvertes ou cachées d'un parti puissant et redoutable. Cependant l'on eût dit, à voir l'étonnement universel, que jamais nouvelle n'avait été plus imprévue; la consternation était peinte sur tous les visages; ceux qui éprouvaient un sentiment contraire étaient en petit nombre; ils auraient rougi de le montrer. Les promenades, les cafés, tous les lieux publics. étaient remplis de monde, mais il régnait un silence. extraordinaire. On se regardait, on se serrait tristement la main, je dirais comme à la vue d'une calamité publique, si ces premiers moments de trouble n'eussent ressemblé davantage à la douleur d'une famille désolée, qui vient de perdre l'objet et le soutien de ses espérances.

On donnait ce même soir, à la Comédie française, une représentation de la Partie de chasse de Henri IV. J'ai vu souvent au spectacle, à Paris, des allusions aux cir

constances du moment saisies avec beaucoup de finesse ; mais je n'en ai point vu qui l'aient été avec un intérêt aussi sensible, aussi général. Chaque applaudissement, quand il s'agissait de Sully, semblait, pour ainsi dire, porter un caractère particulier, une nuance propre au sentiment dont on était pénétré : c'était tour à tour celui des regrets et de la tristesse, de la reconnaissance et du respect; tous ces mouvements étaient si vrais, si justes, si bien marqués, que la parole même n'aurait pu leur donner une expression plus vive et plus intéressante. Rien de ce qui pouvait sans effort s'appliquer au sentiment du public pour M. Necker ne fut négligé; souvent les applaudissements venaient interrompre l'acteur, au moment où l'on prévoyait que la suite du discours ne serait plus susceptible d'une application aussi pure, aussi flatteuse, aussi naturelle. Enfin nous osons croire qu'il est peu d'exemples d'un concert d'opinion plus sensible, plus délicat, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, plus involontairement unanime. Les comédiens ont été s'excuser auprès de M. le Lieutenant de police d'avoir donné lieu à une scène si touchante, mais dont on ne pouvait leur savoir mauvais gré. Ils ont justifié leur innocence, en prouvant que la pièce était sur le répertoire depuis huit jours. On leur a pardonné, et l'on s'est contenté de défendre, à cette occasion, aux journalistes de parler à l'avenir de M. Necker, ni en bien ni en mal.

Si jamais ministre n'emporta dans sa retraite une gloire plus pure et plus intègre que M. Necker, jamais ministre aussi ne reçut plus de témoignages de la bienveillance et de l'admiration publiques. Il y eut, le premier jour, sur le chemin qui conduit à sa maison de campagne, à SaintOuen, à deux lieues de Paris, une procession de carrosses presque continuelle. Des hommes de toutes les classes et de toutes les conditions s'empressèrent à lui porter l'hommage de leurs regrets et de leur sensibilité; et dans ce nombre on a pu compter les personnes les plus respectables de la Ville et de la Cour, les prélats les plus

distingués par leur naissance et par leur piété, M. l'Archevêque de Paris à la tête, les Biron, les Beauvau, les Richelieu, les Choiseul, les Noailles, les Luxembourg, enfin les noms les plus respectés de la France, sans oublier celui du successeur même de M. Necker, qui n'a pas cru pouvoir mieux rassurer les esprits sur les principes de son administration qu'en donnant lui-même les plus grands éloges à celle de M. Necker, et en se félicitant de n'avoir qu'à suivre une route qu'il trouvait si heureusement tracée.

(GRIMM et DIDEROT. Correspondance avec un souverain d'Allemagne.)

L'étiquette de Cour et Marie-Antoinette.

L'habillement de la princesse était un chef-d'œuvre d'étiquette; tout y était réglé. La dame d'honneur et la dame d'atours, toutes deux si elles s'y trouvaient ensemble, aidées de la première femme et de deux femmes ordinaires, faisaient le service principal; mais il y avait entre elles des distinctions. La dame d'atours passait le jupon, présentait la robe. La dame d'honneur versait l'eau pour laver les mains et passait la chemise. Lorsqu'une princesse de la famille royale se trouvait à l'habillement, la dame d'honneur lui cédait cette dernière fonction, mais ne la cédait pas directement aux princesses du sang; dans ce cas, la dame d'honneur remettait la chemise à la première femme, qui la présentait à la princesse du sang. Chacune de ces dames observait scrupuleusement ces usages, comme tenant à ses droits. Un jour d'hiver, il arriva que la reine, déjà toute déshabillée, était au moment de passer sa chemise; je la tenais toute dépliće; la dame d'honneur entre, se hâte d'ôter ses gants et prend la chemise. On gratte à la porte, or ouvre; c'est Madame la

duchesse d'Orléans: ses gants sont ôtés; elle s'avance pour prendre la chemise; mais la dame d'honneur ne doit pas la lui présenter; elle me la rend, je la donne à la princesse; on gratte de nouveau : c'est Madame, comtesse de Provence; la duchesse d'Orléans lui présente la chemise. La reine tenait ses bras croisés sur sa poitrine et paraissait avoir froid. Madame voit son attitude pénible, se contente de jeter son mouchoir, garde ses gants, et, en passant la chemise, décoiffe la reine, qui se met à rire pour déguiser son impatience, mais après avoir dit plusieurs fois entre ses dents : « C'est odieux! Quelle importunité ! »>

Cette étiquette, gênante à la vérité, était calculée sur la dignité royale, qui ne doit trouver que des serviteurs, à commencer même par les frères et les sœurs du monarque.

En parlant ainsi d'étiquette, je ne veux pas désigner cet ordre majestueux établi dans toutes les cours pour les jours de cérémonies; je parle de cette règle minutieuse qui poursuivait nos rois dans leur intérieur le plus secret, dans leurs heures de souffrances, dans celles de leurs plaisirs et jusque dans leurs infirmités humaines les plus rebutantes. Ces règles serviles étaient érigées en espèce de code; elles portaient un Richelieu, un La Rochefoucauld, un Duras, à trouver dans l'exercice de leurs fonctions domestiques l'occasion de rapprochements utiles à leur fortune; et, pour ménager leur vanité, ils aimaient des usages qui convertissaient en honorables prérogatives le droit de donner un verre d'eau, de passer une chemise et de passer un bassin. Des princes accoutumés à être traités en divinités finissaient naturellement par croire qu'ils étaient d'une nature particulière, d'une essence plus pure que le reste des hommes.

Cette étiquette, qui, dans la vie intérieure de nost princes, les avait amenés à se faire traiter en idoles, dans leur vie publique en faisait les victimes de toutes les convenances. Marie-Antoinette trouva dans le château de

Versailles une foule d'usages établis et révérés qui lui parurent insupportables.

Un des usages les plus désagréables était pour la reine celui de diner tous les jours en public. Marie Leczinska avait suivi constamment cette coutume fatigante; Marie-Antoinette l'observa tant qu'elle fut dauphine. Le dauphin dînait avec elle, et chaque ménage de la famille avait tous les jours son dîner public. Les huissiers laissaient entrer tous les gens proprement mis; ce spectacle faisait le bonheur des provinciaux. A l'heure du dìner, on ne rencontrait dans les escaliers que de braves gens qui, après avoir vu le dauphin manger sa soupe, allaient voir les princes manger leur bouilli et qui couraient ensuite à perdre haleine pour aller voir Mesdames manger leur dessert.

La reine parlait à l'abbé de Vermond des importunités sans cesse renaissantes dont elle avait à se dégager, et je remarquais qu'après l'avoir écouté, elle se jetait avec complaisance dans les idées philosophiques de la simplicité sous le diadème, de la confiance fraternelle dans des sujets dévoués. Ce doux roman de la royauté, qu'il n'est pas donné à tous les souverains de réaliser, flattait singulièrement le cœur tendre et la jeune imagination de Marie-Antoinette.

(Madame COMPAN. Mémoires.)

La Cour sous Louis XVI.

La reine, avec un très bon cœur, avait un malheureux penchant pour la moquerie. M. de Besenval applaudit à ce défaut, que l'on pouvait presque appeler vice dans un tel rang. La conséquence fut l'éloignement de tout ce qu'il y avait à la Cour de femmes respectables, dont la raison et les conseils eussent été si nécessaires. Dans l'âge des plaisirs et de la frivolité, la reine n'aimait pas

« PreviousContinue »