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Les Lettres de cachet.

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On réservait autrefois les lettres de cachet pour les affaires d'Etat, et c'est alors, Sire, que la justice a dû respecter le secret de votre administration. On les a données ensuite dans quelques circonstances qui ont paru intéressantes, comme celles où le souverain est touché des larmes d'une famille qui craint le déshonneur. Aujourd'hui, on les croit nécessaires toutes les fois qu'un homme du peuple a manqué au respect dû à une personne considérable, comme si les gens puissants n'avaient past assez d'avantages. C'est aussi la punition ordinaire des discours indiscrets, dont on n'a jamais de preuves que par les délations, preuves toujours incertaines, puisqu'un délateur est toujours un témoin suspect. Il est notoire qu'on fait intervenir des ordres supérieurs dans toutes les affaires qui intéressent des particuliers un peu connus, sans qu'elles aient aucun rapport ni à Votre Majesté personnellement, ni à l'ordre public; et cetusage. est si généralement établi, que tout homme qui jouit de quelque considération croirait au-dessous de lui de demander la réparation d'une injure à la justice ordinaire. Ces ordres, signés de Votre Majesté, sont souvent remplis de noms obscurs que Votre Majesté n'a jamais pu connaître. Ces ordres sont à la disposition de vos ministres, et nécessairement de leurs commis, vu le grand nombre qui s'en expédie. Il en résulte, Sire, qu'aucun citoyen dans votre royaume n'est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance; car personne n'est assez grand pour être à l'abri de la haine d'un ministre, ni assez petit pour n'être pas digne de celle d'un commis

de fermes 1.

(MALESHERBES. Remontrances de la Cour des aides au roi, juillet 1771.)

1. C'est-à-dire d'un commis de l'administration des fermes (impôts indirects).

Sur la Retraite de Malesherbes et de Turgot.

M'est-il permis de vous dire ce que je pense de nos ministres renvoyés? Le Malesherbes est un sot, bon homme, sans talent, mais modeste, qui n'avait accepté sa place que par faiblesse; par lui-même il n'aurait fait ni bien ni mal; il eût voulu le bien, mais il ne savait comment s'y prendre ; il aurait fait le mal qu'on lui aurait fait faire, faute de lumière et par sa déférence pour ses amis. La preuve qu'il en a donnée a été de se charger de parler à la reine contre M. de Guines, ce qui n'aurait pas été de son devoir, quand il aurait été persuadé que cet ambassadeur était coupable. C'était l'affaire de M. de Vergennes, qui fut bien aise de ne pas se compromettre, et le Turgot se servit de son ascendant sur ce pauvre homme pour lui faire faire cette sotte démarche; il ne s'en repent pas, parce qu'il ne lui en coûte que sa place, dont il est ravi d'être débarrassé.

Pour le Turgot, il n'en est pas de même. Il s'afflige, dit-il, non de sa disgrâce, mais de ce qu'il n'est plus en son pouvoir de rendre la France aussi heureuse qu'elle l'aurait été, si ses beaux projets avaient réussi, et la vérité est qu'il aurait tout bouleversé. Sa première opération, qui fut sur les blés, pensa les faire manquer dans Paris, y causa une révolte; depuis, il a attaqué toutes les propriétés; il aurait ruiné le commerce, nommément celui de Lyon. Le fait est que tout est renchéri depuis son administration; aucune de ses entreprises n'a eu l'apparence de devoir réussir; il avait les plus beaux systèmes du monde, sans prévoir aucun moyen. Enfin, excepté les économistes et les encyclopédistes, tout le monde convient que c'est un fou, et aussi extravagant et présomptueux qu'il est possible de l'être; on est trop heureux d'en être défait. Qui est-ce qui lui succédera? Je l'ignore, mais on ne peut avoir pis qu'un homme qui n'a pas le

sens commun, et mieux vaut pour le gouvernement un habile homme avec moins de probité, c'est-à-dire avec moins de bonnes intentions, qu'un homme qui, ne voyant pas plus loin que son nez, croit tout voir, tout comprendre, qui entreprend tout sans jamais prévoir comment il réussira; voilà comme est celui dont vous faites votre héros; de plus, il est d'un orgueil et d'un dédain à faire rire; si vous le connaissiez, il vous serait insupportable. Je l'ai beaucoup vu autrefois, et je puis vous assurer qu'il est tel que je vous le dépeins. Un tel personnage est très dangereux dans un État comme le nôtre; il pourrait brouiller tout, au point qu'on y trouvât difficilement des remèdes. Il ne suffit pas, pour être un bon ministre, d'être désintéressé ni de vouloir faire le bien; il faut le connaître. En voilà assez sur ce sot animal1.

(Madame DU DEFFAND. Lettre à Horace Walpole.)

Trop de Centralisation. Nécessité d'Assemblées

provinciales.

Une multitude de plaintes se sont élevées de tout temps contre le genre d'administration employé dans les provinces; ces plaintes se renouvellent plus que jamais, et l'on ne pourrait s'y montrer indifférent sans avoir peut-être des reproches à se faire. A peine en effet peut-on donner le nom d'administration à cette volonté arbitraire d'un seul homme, qui, tantôt présent, tantôt absent, tantôt instruit, tantôt incapable, doit régir les parties les plus importantes de l'ordre public, et qui doit s'y trouver habile, après ne s'être occupé toute sa vie que de requêtes

1. Cette lettre exprime les rancunes les intrigues firent tomber Turgot de cette coalition de privilégiés dont du pouvoir.

au conseil; qui, souvent, ne mesurant pas même la grandeur de la commission qui lui est confiée, ne considère sa place que comme un échelon pour son ambition; et si, comme il est raisonnable, on ne lui donne à gouverner, en débutant, qu'une généralité d'une médiocre étendue, il la voit comme un lieu de passage, et n'est point excité à préparer des établissements dont le succès ne lui est point attribué. Enfin, présumant toujours, et peut-être avec raison, qu'on avance encore plus par l'effet de l'intrigue et des afféctions que par le travail et l'étude, ces commissaires sont impatients de venir à Paris, et laissent à leurs secrétaires ou à leurs subdélégués le soin de les remplacer dans leurs devoirs publics.

Il est sans doute des parties d'administration qui, lenant uniquement à la police, à l'ordre public, à l'exécution des ordres de Votre Majesté, ne peuvent jamais être partagées, et doivent, par conséquent, reposer sur l'intendant seul; mais il en est aussi, telles que la répartition et la levée des impositions, l'entretien et la construction des chemins, le choix des encouragements favorables au commerce, au travail en général, et aux débouchés de la province en particulier, qui, soumises à une marche plus lente et plus constante, peuvent être confiées préférablement à une commission composée de propriétaires, en réservant à l'intendant l'importante fonction d'éclairer le gouvernement sur les différents règlements qui seraient proposés.

Comme la force morale ou physique d'un ministre ne saurait suffire à une tâche si immense et à de si vastes sujets d'attention, il arrive nécessairement que c'est du fond des bureaux que la France est gouvernée, et, selon qu'ils sont plus ou moins éclairés, plus ou moins purs, plus ou moins vigilants, les embarras des ministres et les plaintes des provinces s'accroissent ou diminuent. En retenant à Paris tous les fils de l'administration, il se trouve que c'est dans un lieu où l'on ne sait rien que par des rapports éloignés, où l'on ne croit qu'à ceux d'un

seul homme et où l'on n'a jamais le temps d'approfondir, qu'on est obligé de diriger et de discuter toutes les parties d'exécution. Les ministres auraient dû sentir qu'en ramenant à eux une multitude d'affaires, au-dessus de l'attention, des forces et de la mesure du temps d'un seul homme, ce ne sont pas eux qui gouvernent, ce sont leurs commis; et ces mêmes commis, ravis de leur influence, ne manquent jamais de persuader au ministre qu'il ne peut se détacher de commander un seul détail, qu'il ne peut laisser une seule volonté libre, sans renoncer à ses prérogatives et diminuer sa consistance.

Cet ouvrage imparfait et successif de l'administration française présente partout des obstacles. Qui peut les vaincre et les surmonter le plus facilement? est-ce un seul homme ? est-ce un corps d'administration ? C'est un homme seul sans doute, si vous réunissez en lui les qualités nécessaires. Rien n'est plus efficace que l'action du pouvoir dans une seule main; mais, en même temps que je crois autant qu'un autre à la puissance active d'un seul homme qui réunit au génie la fermeté, la sagesse et la vertu, je sais combien de tels hommes sont épars dans le monde; combien, lorsqu'ils existent, il est accidentel qu'on les rencontre, et combien il est rare qu'ils se trouvent dans le petit circuit où l'on est obligé de prendre. les intendants de province. L'expérience et la théorie indiquent égalemeut que ce n'est pas avec des hommes supérieurs, mais avec le plus grand nombre de ceux qu'on connaît et qu'on a connus, qu'il est juste de composer une administration provinciale, et alors toute la préférence demeurera à cette dernière. Dans une commission permanente, composée des principaux propriétaires d'une province, la réunion des connaissances, la succession des idées donnent à la médiocrité même une consistance; la publicité des débats force à l'honnêteté; si le bien arrive avec lenteur, il arrive du moins, et une fois obtenu, il est à l'abri du caprice; tandis qu'un intendant, le plus rempli de zèle et de connaissances, est bientôt suivi par un autre

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