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Il s'en faut bien que je veuille être prédicateur d'excès; mais je répète que le genre de vie de la noblesse campagnarde d'autrefois, qui buvait trop longtemps, dormait sur de vieux fauteuils ou grabats, montait à cheval et allait à la chasse de bon matin, se rassemblait à la SaintHubert et ne se quittait qu'après l'octave de la SaintMartin, que cette vie, dis-je, faisait peu de musiciens, moins de géomètres, de poètes et d'acteurs de parade; mais on n'avait pas besoin de la noblesse pour cela. Cette noblesse, menant une vie gaie et dure volontairement, coûtait peu de chose à l'Etat et lui produisait plus par sa résidence et son fumier sur les terres nourricières que nous ne valons aujourd'hui par notre goût, nos recherches, nos coliques et nos vapeurs. Ces corps-là, tout ignorants qu'ils étaient, ne laissaient pas de bien servir l'Etat dans l'occasion; ils avaient même quelquefois d'assez belles idées de la vraie gloire. Par exemple, Henri IV, qui fut élevé et nourri, jusqu'au temps où il grisonna, en vrai gentilhomme campagnard, fit à peu de chose près aussi bien sa charge de roi qu'un autre. (Marquis de MIRABEAU. L'ami des hommes.)

La société rurale en Bretagne.

Le hasard, ou, pour mieux dire, ma marche m'a fait écarter du côté de Tréguier, Lannion, villes assez éloignées de la grande route pour n'avoir pas encore été infectées par l'air des arrivants de Paris. C'est le paradis terrestre pour les mœurs, la simplicité, la vraie grandeur patriarcale. Des paysans dont l'attitude devant leurs seigneurs est celle d'un fils tendre devant son père; des

1. La Saint-Hubert est fêtée le 3 novembre, la Saint-Martin le 11 du

mème mois.

seigneurs qui ne parlent à ces paysans, dans leur langage dur et grossier, que d'un air bon et riant. On voit un amour réciproque entre ces maîtres et ces serviteurs; des femmes grandes, bien faites, sages, douces, et qui paraissent à peine se compter pour quelque chose, tandis que leurs maris bons et honnêtes paraissent d'une complaisance tendre et mâle pour elles. Les femmes m'ont édifié. Ma mère est représentée cent fois dans ces petites villes.

J'ai trouvé ici un de nos commandants de bataillon, homme descendant très directement des anciens souverains du pays, père de deux belles demoiselles et de deux hommes de cinq pieds onze pouces. L'honnêteté et la vraie grandeur jointes à la simplicité étaient comme naturelles dans cette maison. Je sentais combien je suis peu digne de commander à des gens de cette trempe-là, et combien ces gens-ci sont supérieurs à tout ce qui hante l'infâme capitale. Cher frère, l'humanité est bien plus aimable, telle que Dieu l'a faite, qu'après qu'elle s'est aguinchée dans les grandes villes. Dieu serait injuste, s'il n'avait fait un enfer pour ceux qui gâtent l'humanité. (Bailli DE MIRABEAU. Lettre à son frère le marquis, juillet 1760.)

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A Saint- Girons, je vais à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptable d'ordures, de vermine, d'impudence et d'imposition qui ait jamáis exercé la patience. ou choqué la sensibilité d'un voyageur. Une vieille sorcière, toute ridée, démon de la malpropreté, préside à cette auberge. Je couchai, sans dormir, dans une chambre, au-dessus d'une écurie, dont l'exhalaison, à travers un

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plancher percé, était un des parfums les moins offensants
de ce détestable endroit. On ne put me donner que deux
œufs vieux, pour lesquels on me fit payer, exclusivement
des autres charges, la somme de vingt sols. L'Espagne
n'avait rien offert à mes yeux d'égal à cet égout, qui
aurait fait sauver un cochon d'Angleterre. Mais depuis
Nîmes, toutes les auberges sont misérables, excepté à.
Lodève, à Ganges, à Carcassonne et à Mirepoix. Saint-
Girons, par son apparence, doit avoir quatre ou cinq
mille habitants; Pamiers, près du double. Quelles peuvent
être les liaisons entre ces masses d'individus et les autres
villes et villages, lorsqu'elles ne sont soutenues que par
de pareilles auberges? Il y a des écrivains qui n'attribuent
ces observations qu'à la pétulance des voyageurs; mais
cela montre leur extrême ignorance. Nous ne pouvons
pas faire ouvrir tous les registres de France pour certi-
fier la quantité de commerce de ce royaume : il faut donc
qu'un politique la trouve dans toutes les circonstances
qui peuvent l'indiquer; et, entre autres choses, les voi-
tures sur les grandes routes et la commodité des maisons
faites pour la réception des voyageurs nous démontrent
le nombre et la condition de ces mêmes voyageurs. Par
cette expression, je fais principalement allusion aux natu-
rels du pays qui vont pour affaires ou pour se divertir
d'un lieu à un autre; car, s'ils ne sont pas assez considé-
rables pour donner lieu à de bonnes auberges, ceux qui
viennent de loin ne le feront sûrement pas. Au contraire,
si vous allez en Angleterre, dans des villes qui con-
tiennent quinze cents, deux mille ou trois mille habitants,
dans des situations absolument indépendantes de tout ce
que l'on appelle proprement voyageurs, vous trouverez
de jolies auberges, des gens bien mis et bien propres qui
les dirigent, de bons meubles et une honnêteté agréable.
Vos sens
ne seront peut-être pas absolument gratifiés,
mais au moins ils ne seront pas choqués; et, si vous
demandez une chaise de poste et deux chevaux, objet de
quatre-vingts louis, outre une forte taxe, vous en trouve-

rez toujours une, prête à vous porter partout où il vous plaira. N'y a-t-il donc pas des conséquences politiques à tirer de ce contraste étonnant? Il prouve qu'il y a en Angleterre un concours de peuple assez considérable, qui a des liaisons avec les autres places, pour soutenir de pareilles maisons. Les clubs d'amis parmi les habitants, les visites de parents et amis, les parties de plaisir, le rendez-vous des fermiers, la communication entre la capitale et les autres villes, sont ce qui forme le soutien des bonnes auberges; et, dans un pays où il ne s'en trouve pas, c'est une preuve qu'il n'y a pas le même remuement, ou que la circulation se fait avec moins de richesse, moins de consommation et moins de jouissances.

Dans ce tour en Languedoc, j'ai passé sur un nombre incroyable de ponts magnifiques et sur des chaussées superbes; mais cela ne sert qu'à prouver l'absurdité et l'oppression du gouvernement. Des ponts qui coûtent un million cinq cent mille livres, ou deux millions, et de vastes chaussées, pour faire une communication entre des villes qui n'ont pas de meilleures auberges que celles que je viens de décrire, me paraissent des absurdités grossières. Ce n'est pas simplement pour l'usage des habitants qu'ils sont faits, parce que le quart de la dépense remplirait ce but; ce sont donc des objets de magnificence publique et conséquemment faits pour attirer l'œil du voyageur. Qui, se trouvant au milieu de l'ordure d'une auberge et n'y apercevant que des choses qui choquent ses sens, ne taxera pas de folies de pareilles inconséquences, et ne souhaitera pas sincèrement un peu plus d'aisance et moins de splendeur?

(Arthur YOUNG. Voyages en France.)

La taille et sa perception.

La taille était l'impôt foncier payé par les vilains. Elle était réelle, quand on l'évaluait d'après la qualité et le rendement de la terre, ou le plus souvent personnelle, c'est-à-dire levée d'après la capacité présumée du contribuable. Il n'existait pas de cadastre général. Ce qui aggravait le poids de la taille, fixée arbitrairement par les bureaux de Paris, c'était le mode de perception. Dans les communautés de villages. c'était parmi les paysans qu'on prenait les collecteurs. De là, des abus nombreux et criants.

Lorsque les collecteurs des tailles ont reçu le mandement de leur paroisse, ils n'ont d'autre règle pour la répartition que l'opinion qu'ils ont de la richesse des contribuables. Le rôle des années précédentes peut servir de guide, mais il ne fait pas loi. Tout dépend de l'opinion d'un appréciateur, et cet appréciateur change tous les ans. Ces obscurités ouvrent un champ libre aux passions humaines. La faveur, la pauvreté, l'intérêt, la crainte de choquer un successeur, l'inquiétude de déplaire à un protecteur puissant, peuvent diminuer certaines taxes au préjudice d'autrui; les sentiments de la haine et de la vengeance peuvent, au contraire, en aggraver d'autres, et toutes ces différentes sources d'injustice sont derrière un voile qu'il est impossible de lever.

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Un taillable exact dans ses paiements craint de voir, l'année suivante, son exactitude punie par une augmentation. Il en résulte que tout taillable redoute de montrer ses facultés; il s'en refuse l'usage dans ses meubles, dans ses vêtements, dans sa nourriture, dans tout ce qui est soumis à la vue d'autrui. Cette honte basse, que la crainte d'une légère augmentation occasionne, énerve l'âme du citoyen. Nul ne rougit de faire le pauvre et de se soumettre à l'humiliation qui accompagne les couleurs de la pauvreté. L'attitude de la dépendance et du besoin remplace cette noble sécurité qui chérit la soumission aux

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