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des deux éléments, logique et philosophique, dans la langue française. Le premier de ces éléments y domine, à un degré qu'on ne soupçonne pas à moins d'avoir fait une étude spéciale de la grammaire de notre idiome. Ici encore, ce sera au maître à tirer de mon livre les occasions d'observations de ce genre, dont je n'ai pu accompagner que rarement le texte de mes auteurs.

S'il n'existait au monde qu'une seule langue, nul ne la connaitrait véritablement; nul n'en aurait conscience: par les mêmes raisons, si l'élève n'étudie qu'une langue, celle de son pays, toutes les explications, même les plus profondes, ne l'y feront point pénétrer aussi avant qu'un parallèle soutenu avec un autre idiome. Cette seconde langue, dont le choix n'est pas indifférent, il la doit sans cesse avoir sous la main, comme terme de comparaison, soit dans le but que nous venons d'indiquer, soit pour s'élever par la grammaire comparée à la grammaire générale. Il faut faire longtemps séjourner au milieu des faits particuliers et réels l'esprit que l'on veut élever à une notion abstraite; il faut les lui faire expérimenter, les lui faire vivre en quelque sorte. Toute science ne suppose pas une union aussi intime du sujet avec l'objet; mais dans toute étude dont la substance est l'homme lui-même, c'est de la vie que doit sortir l'idée. Apprendre une langue pour l'écrire ou pour la parler, c'est se convertir à cette langue; étudier les langues en général, c'est les faire pénétrer dans notre vie, ou notre vie en elles; et l'étude de la grammaire générale est la contemplation d'un phénomène de notre existence intérieure.

Mais, je l'ai dit en commençant, l'étude scientifique d'une langue comprend celle de son histoire, et c'est même dans son histoire qu'une langue se trouve tout entière. Mais cette histoire de la langue française, où la trouver? On l'a plusieurs fois écrite, c'est-à-dire qu'on a plusieurs fois écrit sous le titre d'Histoire de la langue française des ouvrages qui étaient tout autre chose. A ces prétendues histoires il ne manquait que les faits. Ces faits sont bien loin d'être connus. Les rassembler, les ordonner constitue un travail immense, que Lacurne de Ste-Palaye, avait conçu, qu'un savant plus moderne, Ch. Pougens, osa entreprendre, et qu'enfin l'Académie française vient de s'imposer solennellement. Mais avant qu'il soit fait, une étude historique de la langue n'est pas interdite qu'il me soit permis d'en indiquer ici, en quelques mots, l'objet, les moyens et l'utilité.

Qu'est-ce que la langue française? Il n'y a pas, en apparence, de question plus simple; mais ferait-on une question moins sim

ple en demandant: qu'est-ce-que tel ou tel individu? et la réponse, j'entends une réponse qui épuisât la question, serait-elle bien facile? La langue française est-elle cet ensemble de signes dont on fait usage aujourd'hui et dans un certain monde pour exprimer les idées d'aujourd'hui et d'un certain monde? Est-elle toute enclose dans le Dictionnaire de l'Académie, et tout ce que cette société savante n'a point enregistré n'est-il point français ? Les mots et les tours employés par des millions de Français en dehors de ce recueil officiel, devons-nous les regarder comme nuls et non avenus, ou devonsnous en tenir compte quoique nous n'en fassions point usage? Le langage du 15o, du 14°, du 13° siècle, pour avoir cessé d'être usité, a-t-il cessé d'être français? La langue française est-elle une chose ou un fait? N'est-elle pas un fait, essentiellement muable et mobile, rattaché par un lien à quelques faits immuables et fixes? Le mouvement d'une langue est perpétuel, incessant; tantôt plus lent, tantôt plus rapide, mais jamais interrompu; il n'y a pas, on peut le dire, un seul jour perdu pour cette transformation graduelle de l'idiome; chacun d'eux n'amène pas un changement, mais chacun le prépare ou le consomme; il en est de cette destinée de la langue comme de la maturescence d'un fruit, ou du progrès de l'âge chez un homme: on ne reconnaît, on ne peut supposer dans ces différents faits, aucune station, aucune pause. Ce que nous appelons époque n'existe que dans notre esprit.

J'ai dit que toute cette mobilité se rattache à quelques points fixes, dont la langue, comme un pavillon flottant au haut d'un mât, ne se sépare jamais. Une langue, en naissant, s'empare de certaines formes qui, nous devons le penser, sont le témoignage de ce qu'il y a de plus individuel dans son génie. C'est, avant tout sa syntaxe qu'elle règle, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus élémentaire et de plus abstrait; et elle y procède à coup sûr, puisqu'on ne la voit pas revenir sur ses premières décisions; à moins qu'on ne veuille supposer que c'est à cause de sa difficulté que ce changement n'a pas lieu, vu qu'il intéresse, comme cela est évident, tout l'ensemble du langage. Il est même remarquable que cette première fixation ne se borne pas aux grands traits de la syntaxe, mais qu'elle s'étend à des détails assez délicats, lesquels ne sont pas moins que le reste à l'abri du changement.

La syntaxe d'une langue est comme le cadre d'un tableau où toutes les figures seraient mobiles, et changeraient incessamment de place ou d'aspect. Ces figures, ce sont les mots et leurs accep

tions. La syntaxe semble réfléchir le caractère d'une nation, la lexicologie ses mœurs1.

Des mots qui naissent, qui meurent, qui ressuscitent, ce n'est là qu'une moitié, la plus apparente et la moins considérable, des vicissitudes d'un idiome. Toutefois cette moitié même signale des faits publics d'une assez grande importance. A la vérité, un grand nombre de mots ont pu être appelés dans la langue ou rejetés de son sein par des circonstances superficielles ou par les caprices de la mode. Mais quand vous voyez des masses, des systèmes entiers de mots, disparaître ou s'introduire, leur retraite ou leur invasion témoigne que quelque chose de grave est survenu dans les mœurs. Il y a des temps où la langue générale se puise dans toutes les parties les plus diverses de la vie d'un peuple, où elle en exprime à la fois les éléments rustique, pastoral, bourgeois, aristocratique, se teignant et se modifiant les uns les autres. Puis l'un ou l'autre se retire, laissant, à la vérité, dans la langue des allusions et des métaphores qui ne peuvent plus s'en détacher, mais toutefois emportant, ainsi qu'une épouse répudiée, la plus grande partie de sa dot.

Une autre fois, vous verrez les vocabulaires spéciaux, les nomenclatures techniques, se dégorger dans l'idiome, et la langue de la vie, des relations domestiques et des sentiments intimes, se charger des termes de toutes les sciences, de tous les arts, de la politique même2. On observe alors un singulier contraste : c'est la langue des littérateurs qui se montre avide et indiscrète : c'est celle des savants qui donne l'exemple de la réserve et de la pureté ; et les saines traditions du style et de l'éloquence se conservent dans leurs écrits.

A des époques où des chefs-d'œuvre n'ont pas encore consacré la langue, et où ses formes, comme celles de l'enfance, ont quelque chose de vague et de mou, elle oppose moins de résistance aux idiomes étrangers qui cherchent à la pénétrer plus tard, elle est entièrement fermée à ces alluvions, et ne s'enrichit que de son propre fonds.

Ainsi le flux et reflux des événements, tour à tour couvrant sa surface et la laissant à découvert, y forme un dépôt dont la couche plus ou moins épaisse est incessamment renouvelée, jusqu'à ce que le sol, devenu plus ferme et plus compacte, ne reçoive

1) « Une langue peut, il est vrai, acquérir des expressions nouvelles à mesure « que les lumières s'accroissent, mais elle ne saurait changer sa syntaxe qu'en «< changeant son génie. Un barbarisme heureux reste dans une langue sans la dé<< figurer; des solécismes ne s'y établissent jamais sans la détruire.» CHATEAUBRIAND. Essai sur la Litt. angl. 2) V. une note à la fin de cette lettre.

et ne retienne plus rien. Une langue demeure plus ou moins longtemps dans cet état; c'est la période du pouvoir public affermi, de l'ordre social consolidé, des grands centres de culture, des croyances uniformes, de la sécurité des esprits; puis viennent ces temps où les liens de la langue se dissolvent avec ceux de la société, où une double syntaxe périt; et rien ne montre mieux la relation des langues avec l'ordre de choses qui leur a donné naissance que la fidélité avec laquelle elles en suivent la destinée, et l'exacte proportion des deux décadences. Et quelle différence entre la barbarie au sein de laquelle les empires commencent et la barbarie dans laquelle ils s'éteignent! La première crée, organise, lie; les combinaisons les plus délicates du langage ne sont pas au-dessus de sa portée; la seconde ne comprend plus même les raisons de ces combinaisons, et, faute de les comprendre, cesse de les employer. Le grec moderne est plus dégradé que le Parthénon.

Toutefois l'arrivée et le départ des mots, la multiplication et la réduction des signes du langage, sont, dans l'histoire d'un idiome, un fait bien moins considérable, bien moins significatif, que les vicissitudes de certains mots qui, toujours présents dans la langue, n'y ont pas toujours représenté les mêmes idées ou joué le même rôle. C'est là le côté le plus important de l'histoire d'une langue, puisque c'est par là qu'elle tient le plus intimement à l'histoire de l'esprit humain.

il

Qu'un objet ou un être factice change insensiblement de forme, que, de la première modification à la dernière, il devienne totalement différent de lui-même, aucune de ces modifications sucessives n'ayant suffi pour motiver un changement de nom, aura conservé l'ancien, qui est devenu absurde ou inintelligible. Le fait que nous supposons est rare dans la nomenclature des choses matérielles, mais il est tellement commun dans le dictionnaire des choses morales, qu'on peut dire qu'il y fait loi. Je ne parle pas ici des termes purement abstraits, exprimant les formes de l'esprit de l'homme, les conditions de sa pensée, mais qui ne sont pas l'homme lui-même; ces chiffres de la métaphysique sont d'une application immuable comme ceux de l'arithmétique; quatre ne signifiera jamais quatre et demi; le sens des mots affirmation, négation, vrai, faux, doute, possibilité, certitude, etc., une fois fixé ne peut plus varier; mais il n'en est pas ainsi des faits qui sont à la fois en nous et hors de nous, qui nous touchent, nous affectent, et tirent leur caractère de nos impressions: ces noms ne

revêtent pas une idée constamment identique. Or, l'acception d'un mot peut bien durer une vie d'homme; il se peut que cet homme la laisse en mourant à peu près telle qu'il l'a trouvée en entrant dans le monde; mais elle ne dure jamais la vie d'un peuple ou d'une langue; elle varie avec la notion, avec les nuances de cette notion : autrement il faudrait, à chaque nuance, créer un nouveau terme : travail infini, impossible, précisément parce que ce sont des nuances, qui se fondent et se perdent les unes dans les autres. Les qualités morales des objets, c'est-à-dire les diverses impressions qu'ils produisent sur notre être moral, ne sont pas sans rapport mutuel; il y a une parenté entre toutes les parties du bien, comme entre toutes les parties du mal, entre le bon et le beau, entre le laid et le mauvais; enfin le physique et le moral de notre être mixte ont ensemble des rapports étroits. Suivant l'état des mœurs et la direction que les événements publics impriment aux idées, le nom d'un fait moral se glisse et s'étend doucement vers un fait voisin, se déplace enfin entièrement, et abandonne son ancien terrain pour en couvrir un nouveau. C'est en général l'effet d'un mouvement subtil, dont tout le monde est complice et dont personne n'est confident. Quelquefois aussi, le terme étant devenu impropre, quelqu'un s'en aperçoit, et transporte franchement l'ancien mot dans l'acception nouvelle; ce qui est si naturel qu'on n'applaudit pas même à une hardiesse que le vœu général avait commandée. Je me suis interdit les détails; mais ici les exemples abrégent le chemin. Quelles idées apportait le mot aimable lorsque Bourdaloue plaignait l'église de Paris de la mort de son aimable prélat? Quel caractère désigne, chez tous les écrivains de la même époque, l'épithète de libertin 2? Ce qui est arrivé à ces deux mots est arrivé à bien d'autres.

On peut dire que la langue est soumise à un mouvement de mutation continu, qui l'affecte dans ce qu'elle a de plus intérieur, et la renouvelle au fond sans que rien en avertisse au-dehors. Cette lente fermentation du langage est plus importante, quoique invisible, que tous les autres changements, et précisément parce qu'elle est invisible. A la distance de deux siècles, on croit se comprendre tout à fait, et mille nuances échappent. On croit tenir les mêmes idées, parce qu'on tient les mêmes sons. La présence des mots fait illusion sur l'absence des choses. Quand un écrivain du 17° siècle vous parle de mélancolie, toutes les idées sentimen4) V. une note à la fin. 2) « Grand libertin de corps et d'esprit.» St-Simon.

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