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diètes, devait ouvrir la séance. Une députation qu'on lui envoya revint dire qu'il ne tarderait pas. Poniatouski, impatient, prétendit qu'on était autorisé, en l'absence du maréchal, à ouvrir la diète, indépendamment de son autorité. Mais les usages anciens trouvèrent des défenseurs. Ils représentèrent qu'on ne pouvait faire à ce vertueux vieillard, qui avait tant de fois présidé aux1 assemblées de la nation, l'injure de ne pas l'attendre.

Pendant cet intervalle, le général Mokranouski s'était rendu au dépôt des actes publics. Il avait traversé seul toute cette multitude armée qui environnait la diète, et dans le château même où elle était assemblée, il enregistrait de sa main ce manifeste où la loi annulait tout ce que la force allait faire. L'enregistrement fini, il traversa une seconde fois cette foule de soldats, et il alla chercher, pour l'amener dans la diète, le vieux comte Malakouski.

Pendant ce même temps, un envoyé du kan des Tartares parcourait les rues de Varsovie et les dehors de cette ville. Il remarquait tous les postes occupés par les troupes russes. « Il y a, <«< dit-il, en Crimée un Russe, député pour assurer, au nom de << sa souveraine, qu'elle n'a pas un seul soldat en Pologne ; j'ai « été envoyé pour voir: j'ai vu.»>> Il vint ensuite prendre une audience publique du grand-général. Tous les adversaires du parti dominant s'y étaient rassemblés. Ce Tartare leur annonça authentiquement: <«< Que son maître avait cent mille hommes, et plus <«< s'il était nécessaire, au service de la république, et qu'il dési<«<rait qu'elle restât libre et tranquille.» Tandis que les républicains opposaient cette démarche et les espérances qu'elle leur donnait aux forces actuelles de leurs adversaires, ceux-ci, impatients de commencer la diète, après une longue attente virent enfin paraître le maréchal accompagné de Mokranouski; tous deux respectés de leurs ennemis même 2; tous deux si considérés dans la république, que, pendant leur vie entière, quiconque eut pour soi l'un d'eux crut en lui seul avoir un grand parti; n'ayant entre eux, dans la carrière des vertus que la différence de leurs àges; l'un dans les dernières années de la vieillesse, plus recommandable par le souvenir de ses actions passées; l'autre dans la plus grande force de l'âge, étant pour de longues années l'espérance des bons

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1) Présider les nous paraît meilleur. 2) Et non mêmes. Toutes les fois que ce mot n'exprime pas l'identité, c'est-à-dire que c'est bien de tel objet et non de tel autre qu'il est question, il est adverbe, et conséquemment invariable. Voir, dans ce volume, deux passages de la 14 Provinciale, annotés.

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citoyens. Le maréchal s'avança au milieu de l'assemblée, s'y arrêta debout, et, ayant en main le bâton de sa dignité, qu'il fallait lever pour ouvrir la diète, il le tint renversé. Mokranouski, arrivé à la place qu'il devait occuper comme nonce, lui dit en élevant la voix: <«<La sage prévoyance de vingt-deux sénateurs et de quarante-cinq nonces nous a appris que nous ne pouvons point « délibérer sur les affaires publiques. Voici leur manifeste, dit-il <«en le déployant; je vous prie donc de ne pas lever le bâton, <«< puisque les troupes russes sont dans le royaume et vous en«<tourent. J'arrête l'activité de la diète.»> A ces mots, cette multitude de soldats dispersés dans la salle tirent leurs sabres et se précipitent vers Mokranouski.

Chacun, dans ce tumulte, s'arme pour sa propre défense; et ce mouvement se communiquant avec rapidité dans les vestibules, dans les escaliers, dans les cours, dans les rues, tout mit le sabre ou le pistolet à la main. La ville entière, incertaine de l'événement, et dans l'attente d'un carnage, était remplie d'épouvante. Un bruit rapidement répandu, qu'on égorgeait Mokranouski, parvint jusque dans le palais du grand-général. Radzivil, se précipitant sur ses armes, et appelant à lui tous ses amis, volait pour le secourir ou le venger; mais la grande-générale, éperdue, tout en pleurs, se jette aux pieds de Radzivil, et, lui embrassant les genoux, tâche de le retenir par ses efforts et ses prières. Tous les plus sages citoyens se joignent à elle pour représenter au prince que tous les passages sont fermés, tous les postes occupés, et que les plus braves de leur parti périront sans succès et sans gloire. On se résolut donc à attendre l'événement. Déjà, en effet, les hulans qui gardaient les quatre portes de la salle où se tenait la diète, les avaient fermées, soit dans la crainte que Mokranouski ne fût secouru, soit de peur que les nonces ne se dispersassent, et que la diète ne fût rompue. Tous les chefs de ce parti s'étaient jetés au-devant de lui pour le retenir dans la diète, et pour faire autour de lui un rempart contre cette soldatesque. Pendant qu'ils parviennent avec peine à apaiser le tumulte, Mokranouski, dont le premier mouvement avait été de tirer l'épée pour sa défense, fut le premier qui la remit dans le fourreau; et, dans ce moment de silence, apercevant des nonces

1) Résoudre, régit de; se résoudre se construit avec à. La signification est un peu différente.

qui avaient des cocardes, il leur dit: Quoi, messieurs, vous « êtes députés de votre patrie, et vous arborez la livrée d'une << famille ! >>

Aussitôt que ce tumulte fut apaisé, le vieux Malakouski, debout au milieu de la salle, prend la parole et dit: « Messieurs, << puisque la liberté n'existe plus parmi nous, j'emporte ce bâton, « et je ne le lèverai que lorsque la république sera délivrée de «ses maux.» Une nouvelle rumeur s'éleva. Cent voix lui crient avec fureur de lever le bâton. Mokranouski, d'une voix plus haute, lui dit : «Vous ne pouvez ouvrir la diète en présence des «Russes et de tant de soldats qui remplissent ici la place de nos << frères. >> A ces mots, tous ces soldats, le sabre nu, s'élancent une seconde fois vers lui. Les uns, du haut des tribunes, paraissent chercher à le pointer; d'autres tàchent de l'atteindre et de le percer au travers de la foule qui l'environne. Ceux qui le couvrent ne sont plus en état de le défendre, et les épées passent entre eux. Les chefs lui crient: « Mokranouski, rétractez« vous; nous ne sommes plus les maîtres, vous allez périr.» II croise les bras, et, les regardant avec tranquillité, il leur répond: << Frappez, je mourrai libre et pour la liberté.» Ces furieux, étonnés, restent le bras suspendu. La nature en cet instant eut quelque pouvoir sur lui; et, saisi de l'idée qu'il allait être déchiré sans être tué sur la place, il s'écria: Faites vite, achevez. Mais tandis que l'horreur de cette situation ne pouvait rien de plus sur son âme que de lui faire désirer une mort prompte, les chefs de ce parti tremblèrent de rendre leur gouvernement à jamais odieux, en le commençant par le massacre d'un républicain si justement considéré, et que par cette mort leurs violences ne fussent prouvées à toute l'Europe'. Ils redoublent d'efforts, et tous se réunissant, parviennent encore à apaiser ce tumulte. Aussitôt on se tourne du côté du maréchal, on lui crie de rendre le bâton, puisqu'il ne le veut pas lever. Cet homme, de quatre-vingts ans, inébranlable au milieu de cette foule, leur dit: « Vous me couperez le poing ou m'arracherez la vie; mais je suis <«<maréchal élu par un peuple libre, je ne puis être destitué que <«< par un peuple libre. Je veux sortir.» On l'entoure, on s'oppose à son passage. Mokranouski le voit retenu avec violence, il

1) Tremblèrent a ici deux régimes de différente nature (de et que). Cette irrégularité, si c'en est une, est assez fréquente chez nos anciens auteurs. «La gravité évite le contraste, et de montrer le même homme sous deux figures différentes.» La Bruyère.

en

leur crie: «Messieurs, respectez ce vieillard, laissez-le sortir. S'il <«< vous faut une victime, me voici : respectez la vieillesse et la <<< vertu. >>> Et poussant avec effort ceux qui lui-même l'environnent, il se jette dans cette autre foule, la force de céder, traîne avec lui ceux qui résistent, et conduit ainsi le maréchal vers une des portes. Les soldats qui la tiennent fermée en refusent le passage; mais leurs chefs leur font signe de l'ouvrir. Mokranouski s'arrête sur le seuil, et se retourne vers l'assemblée en disant : «< Vos gens, qui vont voir le maréchal emporter le

« bâton, vont le massacrer. » Un des chefs se résolut à l'accompagner. Mokranouski les suit. A mesure qu'ils avancent au milieu des troupes dont cette diète est gardée, un murmure d'étonnement et de fureur s'élève autour d'eux. Le bruit de leur action les devance, et le danger devient aussi grand que dans la diète même. Mais un jeune homme, dont l'histoire doit regretter le nom, sortant de la foule, se met derrière Mokranouski, et cherchant à tromper cette multitude, il l'appelle à diverses reprises général Gadomski: «Messieurs, c'est le général Gadomski, faites«<lui place. » Et tous ces gens, à qui le visage des vertueux citoyens était inconnu, le laissèrent passer sous ce faux nom. Il traverse avec Malakouski plusieurs détachements russes pour se rendre au palais du grand-général; et toute la ville, en leur voyant emporter le bâton du maréchal, apprend ainsi que la diète est rompue.

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1) Dites plutôt des citoyens vertueux. Car il s'agit ici de distinguer par cette qualité une espèce de citoyens d'une autre. La mobilité de l'adjectif par rapport au substantif est une des difficultés, mais aussi une des délicatesses de notre langue. Le cas mis à part où l'usage et l'oreille prononcent, on pourrait dire en général que l'esprit place l'épithète après le substantif, et que l'âme la place plus volontiers devant. Voici des remarques intéressantes de M. Sélis sur ce point de grammaire. «La place de l'épithète, avant ou après le substantif, n'est pas un si grand « secret, » dit-il dans sa réplique à Rivarol (Mag. encycl. IVe année, T. IV, p. 76); « je pense que c'est tantôt l'oreille qui la détermine, tantôt le sentiment, quelque<< fois l'imagination, souvent l'usage seul, maître d'étendre à son gré l'acception << primitive des mots, par l'ordre dans lequel il les présente. Un auteur téméraire <«< blesserait un peu l'harmonie, qui est sauvée par un téméraire auteur. Quatre «rideaux pompeux se prononce avec un faste bien plus sonore que quatre pompeux «rideaux. C'est l'euphonie qui ne veut pas que l'on dise le commun bruit, le «commun bien. L'humeur a énoncé l'adjectif le premier dans l'obstiné vieillard. « (Voyez les Fourberies de Scapin.) Le vieillard obstiné est une construction

INCENDIE DE LA FLOTTE TURQUE PAR
LES RUSSES A TCHES MÉ;

PAR LE MÊME.

« LE récit commence au moment où la flotte russe, envoyée dans la Méditerranée pour essayer de faire soulever les îles de la Grèce contre le GrandSeigneur, est jointe par un renfort, commandé par l'Anglais Elphinston, qui se trouve dans les mêmes parages que la flotte ottomane. »

Cette narration est regardée à bon droit comme un chef-d'œuvre. Avant tout elle est remarquable par sa grande clarté, qui résulte, non-seulement du choix des termes, mais surtout de l'ordre avec lequel sont disposés les détails. Chaque fait est précédé de toutes les circonstances qu'il faut avoir présentes à l'esprit pour le bien comprendre. Rien n'est vague; tout est précis sans être minutieux. Les hommes sont peints avec plus de soin encore que les choses, et le tableau de leurs passions diverses jette encore plus d'intérêt dans le récit que les détails pittoresques de la bataille. La digression relative à Hassan ne nous écarte du sujet que pour nous y ramener mieux préparés et plus intéressés. Une fois connu, ce personnage attire nos regards à tous les moments du combat; et, sans absorber notre attention, son héroïque figure devient comme le centre de ce grand et épouvantable mouvement.

L'ESCADRE d'Elphinston, malgré son extrême faiblesse et la fatigue d'une si longue navigation, s'avançait seule contre la flotte

« régulière, froide, et qui ne sent pas la fâcherie. La fâcherie, qui se montre d'abord «< sur le front, dans le regard, dans le geste du valet impatienté, doit aussi se << montrer d'abord dans le discours que lui prête Molière. Un faible enfant excite << l'attention, et inspire l'intérêt bien autrement qu'un enfant faible. Par cette <«< construction la pitié naît dans le cœur avant que l'objet de ce sentiment soit «< exprimé. Andromaque place bien l'épithète lorsque, ayant sous les yeux le tom<«< beau qui recèle son fils, elle apostrophe ainsi Ulysse :

« Ces farouches soldats, les laissez-vous ici? »>

« Ce qui a frappé avant tout les yeux et occupe encore l'âme de cette tendre mère, «< c'est l'air sinistre de ces Grecs ennemis. Chacun sait enfin que galant homme et << homme galant ne signifient pas la même chose. et n'ont de commun entre eux << que d'exprimer en général un caractère plus ou moins fait pour mériter et se «< concilier de l'affection. >>

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