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particuliers, et cependant il ne refusa jamais ses soins à personne : chaque fois que sa voiture paraissait, elle était entourée de pauvres qui venaient lui demander des conseils; il les suivait souvent jusque dans les asiles de la misère, et y répandait ses bienfaits, ses consolations, plus encore que les secours de la médecine. Ce n'était qu'après avoir parcouru ainsi tous les lieux où il pouvait trouver du bien à faire, qu'il se retirait dans son jardin, où il passait le reste du jour avec ses plantes et ses livres chéris, ou dans les pratiques d'une dévotion d'autant plus sincère qu'elle était plus cachée.

Cette conduite le faisait estimer de toutes les classes, et adorer des indigents; l'air de bonté affectueuse qui se mêlait sur sa physionomie avec la candeur et la dignité modeste, inspirait le respect à ceux qui ne le connaissaient point.

Ce fut à cet extérieur imposant qu'il dut la vie dans la journée du 10 août 1792. Il se trouvait au château, et ne s'y borna point à remplir les fonctions de sa place: malgré son âge et son état, il crut de son devoir de concourir à la défense de ceux qu'il servait, et ce ne fut que lorsque la famille royale se fut rendue à l'Assemblée nationale qu'il se retira dans une pièce qui lui était accordée dans le pavillon de Flore. Il ne tarda pas à entendre les cris de la fureur et ceux du désespoir. Sa porte est bientôt forcée; la multitude se précipite dans sa chambre, l'entoure, le mènace: il se croit déjà leur victime; il se prépare à la mort lorsqu'un inconnu sans armes l'apostrophe d'une voix dure, et, le prenant par le bras, lui ordonne de le suivre. Mais le combat dure encore! s'écrie-t-il. Ce n'est pas le moment de craindre les balles, est tout ce qu'on lui répond, et il est entrainé avec rapidité au travers des tas de morts, de mourants, et du feu des deux partis. A son grand étonnement, son conducteur et lui n'éprouvent aucun obstacle dans leur marche, et ils parviennent sains et saufs de l'autre côté de la rivière, Là, cet homme, après avoir réfléchi un instant, dit: «La bataille est gagnée, je n'y suis plus nécessaire, je vais vous accompagner jusqu'à votre demeure.»; et il l'accompagna en effet jusqu'au Luxembourg, où Lemonnier avait son logement. Pendant le chemin, il lui apprit qu'il était un ancien militaire, engagé par ses opinions politiques à diriger une partie de l'attaque, et qui, frappé de son air vénérable, avait conçu pour lui un intérêt subit et s'était déterminé à lui sauver la vie.

L'attachement de Lemonnier pour son maître tenait à la personne et non à la puissance. Il le prouva en continuant de le voir et de le secourir dans sa prison; et le dévouement constant que montrèrent à cet infortuné monarque un simple médecin et un ministre longtemps négligé, durent sans doute le toucher beaucoup plus que ne le surprit ou ne l'affligea l'abandon de tous ces hommes, si empressés autour de lui dans les jours de sa grandeur.

Lemonnier montra un autre genre de courage dans la manière dont il soutint les pertes et les malheurs qu'il eut bientôt à essuyer.

Je ne parle pas de celle de sa fortune: il était trop sage pour attacher quelque mérite même à ne pas se plaindre de cette perte-là. Cependant quoique sa place de premier médecin lui procurât un très-grand revenu, sa bienfaisance et ses dépenses pour la botanique ne lui avaient pas permis de faire des économies. Il aurait bien trouvé quelque ressource dans la vente de son jardin et de sa bibliothèque: mais comment renoncer à ce qui lui était plus cher que la vie? Pour éviter ce douloureux sacrifice, il redemanda le nécessaire à la science qui l'avait autrefois conduit à l'opulence; on vit ce vénérable vieillard établir une petite boutique d'herboriste, et recevoir gaiment un modique salaire des mêmes hommes auxquels il avait si souvent prodigué son or avec ses conseils: on ne savait ce qui les touchait le plus, du souvenir de ses bienfaits d'autrefois, ou du besoin où il était aujourd'hui de leur reconnaissance.

Mais qu'était la fortune auprès des autres coups qui frappaient Lemonnier, lorsqu'il voyait ses protecteurs, ses amis les plus chers, tomber successivement sous la hache des bourreaux ; lorsque ces beaux jardins qu'il avait plantés, dévastés par des barbares, ne lui présentaient plus que des idées lugubres; lorsqu'il ne pouvait même parcourir le sien sans croire y rencontrer les ombres sanglantes des hommes illustres ou vertueux qu'il y avait autrefois reçus?

Ne dissimulons pas cependant une circonstance qui, si elle diminue quelque chose du mérite de sa résignation, fait le plus bel éloge de son cœur, et est honorable pour l'humanité: il ne fut abandonné par aucun des amis que la mort ne lui enleva pas.

1) M. de Malesherbes. 2) Plus régulièrement: qu'il avait.

Jusqu'à ses derniers jours il fut entouré d'un cercle aimable, qu'attirait sa conversation toujours douce et gaie, toujours nourrie d'une quantité d'anecdotes piquantes et placées à propos. Deux de ses nièces faisaient tour à tour le charme de cette société, et dissipaient les moindres nuages qui auraient pu altérer la tranquillité du bon vieillard. Aussi répétait-il souvent: Mes dernières années ont été les plus heureuses.

Comment peindre surtout le dévouement de la plus jeune, la seule restée libre? Dans toute la fraîcheur de la jeunesse, dans tout l'éclat de la beauté, elle veut être son épouse. L'épouse d'un octogénaire devenu pauvre! C'est qu'une épouse seule pouvait avec décence prendre les soins dont son cœur lui annonçait la prochaine nécessité. Dès lors elle ne le quitte plus; pendant dix mois d'une maladie douloureuse, elle n'a qu'un lit avec lui, elle le veille la nuit, et le distrait le jour; les aliments, les remèdes, elle lui prépare tout, elle lui donne tout de ses mains; elle semble tenir sa vie suspendue par ce courage héroïque, par ce dévouement ignoré de tous les jours, de tous les instants, si supérieur à celui de l'homme qui affronte un moment la mort, parce qu'il n'a que le choix de la gloire ou de l'infamie.

Enfin arrive l'instant que sa piété n'a pu éloigner davantage; elle tombe de douleur; une partie de ses membres perdent le mouvement à peine les secours de l'art peuvent-ils le rappeler après plusieurs mois; à peine les secours de la religion peuventils rendre le calme à ce cœur si aimant et si abattu.

Je sens que je blesse la modestie de celle dont je parle: mais n'est-ce pas le plus beau trait de l'éloge de son époux, et auraitelle voulu qu'on ignorat jusqu'à quel point il sut inspirer l'enthousiasme à ceux qui purent connaître son âme?

M. Lemonnier est mort le 2 septembre 1799, âgé de 82 ans.

III.

HISTOIRE.

CHARLES XII ET ALEXANDRE.
JUGÉS PAR MONTESQUIEU.

CHARLES XII.

Ce prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chute en formant des desseins qui ne pouvaient être exécutés que par une longue guerre; ce que son royaume ne pouvait soutenir.

Ce n'était pas un État qui fût dans la décadence qu'il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu'il leur faisait comme d'une école. A chaque défaite ils s'approchaient de la victoire, et, perdant au dehors, ils apprenaient à se défendre au-dedans.

Charles se croyait le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il errait, et dans lesquels la Suède était comme répandue, pendant que son principal ennemi se fortifiait contre lui, le serrait, s'établissait sur la mer Baltique, détruisait ou prenait la Livonie. La Suède ressemblait à un fleuve dont on coupait les eaux dans sa source, pendant qu'on le détournait dans son cours. Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles: s'il n'avait pas été détruit dans ce lieu, il l'aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément; on ne peut pas parer à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses. Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fort contre lui que lui-même.

Il ne se réglait point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modèle qu'il avait pris; encore le suivait-il très-mal. Il n'était point Alexandre, mais il aurait été le meilleur soldat d'Alexandre.

Le projet d'Alexandre ne réussit que parce qu'il était sensé. Les mauvais succès des Perses, dans les invasions qu'ils firent en Grèce, les conquêtes d'Agésilas et la retraite des Dix mille, avaient fait connaître au juste la supériorité des Grecs dans leur manière de combattre et dans le genre de leurs armes ; et l'on savait bien que les Perses étaient trop grands pour se corriger.

Ils ne pouvaient plus affaiblir la Grèce par des divisions; elle était alors réunie sous un chef qui ne pouvait avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude que de l'éblouir par la destruction de ses ennemis éternels et par l'espérance de la conquête de l'Asie.

Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, et qui travaillait les terres par principe de religion, fertile et abondant en toutes choses, donnait à un ennemi toutes sortes de facilités pour y subsister.

On pouvait juger par l'orgueil de ses rois toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu'ils précipiteraient leur chute en donnant toujours des batailles, et que la flatterie ne permettrait jamais qu'ils pussent douter de leur grandeur.

Et non-seulement le projet était sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avait, si j'ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisait, et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, et qui avaient l'esprit plus gâté que lui, n'ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.

ALEXANDRE.

Il ne partit qu'après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étaient voisins, et achevé d'accabler les Grecs ; il ne se servit de cet accablement que pour l'exécution de son entreprise: il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens; il attaqua les provinces maritimes; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer pour n'être point séparé de sa flotte; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre. Il ne manqua point de subsistances; et s'il est vrai que la victoire lui donnait tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire. Dans le commencement de son entreprise, c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de choses

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