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Peu s'en faut que je n'interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs; Turenne meurt: tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance; tout le camp demeure immobile. Les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, et non pas aux blessures qu'ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres, et la renommée, qui se plaît à répandre dans l'univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors!. que de plaintes! que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant croitre ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici l'on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l'âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public: là on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait de lui dresser un triomphe. Chacun choisit l'endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie. Tous entreprennent son éloge; et chacun, s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur ; et la perte d'un homme seul 2

est une calamité publique.

Pourquoi, mon Dieu, si j'ose répandre mon âme en votre présence et parler à vous, moi qui ne suis que poussière et que cendre, pourquoi le perdons-nous dans la nécessité la plus pressante, au milieu de ses grands exploits, au plus haut point de sa valeur, dans la maturité de sa sagesse? Est-ce qu'après tant d'actions dignes de l'immortalité il n'avait plus rien de mortel à faire ? Ce temps était-il arrivé où il devait recueillir le fruit de tant de vertus chrétiennes, et recevoir de vous la couronne de justice que vous gardez à ceux qui ont fourni une glorieuse carrière? Peutêtre avions-nous mis en lui trop de confiance, et vous nous défendez dans vos Écritures de nous faire un bras de chair, et de 4) On dit s'attendre à. 2) Il faut un seul homme; mais l'harmonie (numerus) y perdrait quelque chose. Voyez la note C. 3) Antithèse froide.

nous confier aux enfants des hommes. Peut-être est-ce une punition de notre orgueil, de notre ambition, de nos injustices. Comme il s'élève du fond des vallées des vapeurs grossières dont se forme la foudre qui tombe sur les montagnes, il sort du cœur des peuples des iniquités dont vous déchargez les châtiments sur la tête de ceux qui les gouvernent ou qui les défendent'. Je ne viens pas, Seigneur, sonder les abîmes de vos jugements, ni découvrir ces ressorts secrets et invisibles qui font agir votre miséricorde ou votre justice je ne veux et ne dois que les adorer. Mais vous êtes juste vous nous affligez; et dans un siècle aussi corrompu que le nôtre, nous ne devons chercher ailleurs que dans le déréglement de nos mœurs toutes les causes de nos misères.

:

Tirons donc, messieurs, tirons de notre douleur des motifs de pénitence, et ne cherchons qu'en la piété de ce grand homme de vraies et solides consolations. Citoyens, étrangers, ennemis, peuples, rois, empereurs, le plaignent et le révèrent 2: mais que peuvent-ils contribuer à son véritable bonheur? Son roi même, et quel roi! l'honore de ses regrets et de ses larmes, grande et précieuse marque de tendresse et d'estime pour un sujet, mais inutile pour un chrétien. Il vivra, je l'avoue, dans l'esprit et dans la mémoire des hommes: mais l'Écriture m'apprend que ce que l'homme pense, et l'homme lui-même, n'est que vanité. Un magnifique tombeau renfermera ses tristes dépouilles; mais il sortira de ce superbe monument, non pour être loué de ses exploits héroïques, mais pour être jugé selon ses bonnes ou mauvaises œuvres. Ses cendres seront mêlées avec celles de tant de rois qui gouvernèrent ce royaume, qu'il a si généreusement défendu; mais, après tout, que leur reste-t-il, à ces rois non plus qu'à lui, des applaudissements du monde, de la foule de leur cour, de l'éclat et de la pompe de leur fortune, qu'un silence éternel, une solitude affreuse, et une terrible attente des jugements de Dieu, sous ces marbres précieux qui les couvrent? Que le monde honore donc comme il voudra les grandeurs humaines, Dieu seul est la récompense des vertus chrétiennes.

A. Dans le progrès même de la victoire, et dans ces moments d'amourpropre où un général voit qu'elle se déclare pour son parti, sa religion était en garde pour l'empêcher d'irriter tant soit peu le Dieu jaloux,

1) On pourrait dire aussi bien qu'il sort du cœur des rois, etc.

note D.

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• 3) Ainsi qu'à lui; car la phrase n'est point négative.

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2) Voyez la

par une confiance trop précipitée de vaincre. En vain tout retentissait autour de lui des cris de victoire; en vain les officiers se flattaient et le flattaient lui-même de l'assurance d'un heureux succès: il arrêtait tous ces emportements de joie où l'orgueil humain a tant de part, par ces paroles si digne de sa piété: « Si Dieu ne nous soutient, et s'il n'achève son ouvrage, « il y a encore assez de temps pour être battus. »

MASCARON.

B. Certes, s'il y a une occasion au monde où l'âme pleine d'elle-même soit en danger d'oublier son Dieu, c'est dans ces postes éclatants où un homme, par la sagesse de sa conduite, par la grandeur de son courage, par la force de son bras, et par le nombre de ses soldats, devient comme le dieu des autres hommes, et, rempli de gloire en lui-même, remplit tout le reste du monde d'amour, d'admiration, ou de frayeur. Les dehors mêmes de la guerre, le son des instruments, l'éclat des armes, l'ordre des troupes, le silence des soldats, l'ardeur de la mêlée, le commencement, le progrès et la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs, attaquent l'âme par tant d'endroits, qu'enlevée à tout ce qu'elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît ni Dieu ni elle-même. C'est alors que les impies Salmonées osent imiter le tonnerre de Dieu, et répondre par les foudres de la terre aux foudres du ciel: c'est alors que les sacriléges Antiochus n'adorent que leurs bras et leurs cœurs, et que les insolents Pharaons, enflés de leur puissance, s'écrient: C'est moi qui me suis fait moi même. Mais aussi la religion et l'humilité paraissent elles jamais plus majestueuses que lorsque, dans ce point de gloire et de grandeur, elles retiennent le cœur de l'homme dans la soumission et la dépendance où la créature doit être à l'égard de son Dieu.

M. de Turenne n'a j'amais plus vivement senti qu'il y avait un Dieu au-dessus de sa tête, que dans ces occasions éclatantes où presque tous les autres l'ou- | blient. C'était alors qu'il redoublait ses prières; on l'a vu même s'écarter dans les bois, où, la pluie sur la tête et les genoux dans la boue, il adorait en cette humble posture ce Dieu devant qui les légions des anges tremblent et s'humilient. LE MÊME.

C. Vous ne l'avez point encore oublié, messieurs; cette funeste nouvelle se répandit par toute la France comme un brouillard épais qui couvrit la lumière du ciel, et remplit tous les esprits des ténèbres de la mort: la terreur et la consternation la suivaient. Personne n'apprit la mort de M. de Turenne, qui ne crût d'abord l'armée du roi taillée en pièces, nos frontières découvertes, et les ennemis prêts à pénétrer dans le cœur de l'État. Ensuite, oubliant l'intérêt général, on n'était sensible qu'à la perte de ce grand homme. Le récit de ce funeste accident tira des plaintes de toutes les bouches, et des larmes de tous les yeux. Chacun à l'envi faisait gloire de savoir et de dire quelque particularité de sa vie et de ses vertus. L'un disait qu'il était aimé de tout le monde sans intérêt ;

l'autre, qu'il était parvenu à être admiré sans envie; un troisième, qu'il était redouté de ses ennemis sans être haï; mais enfin, ce que le roi sentit sur cette perte, et ce qu'il dit à la gloire de cet illustre mort, est le plus grand et le plus glorieux éloge de sa vertu. Les peuples répondirent à la douleur de leur prince. On vit dans les villes par où son corps a passé les mêmes sentiments que l'on avait vus autrefois dans l'empire romain, lorsque les cendres de Germanicus furent portées de la Syrie au tombeau des Césars. Les maisons étaient fermées ; le triste et morne silence qui régnait dans les places publiques n'était interrompu que par les gémissements des habitants: les magistrats en deuil eussent volontiers prêté leurs épaules pour le porter de ville en ville; les prêtres et les religieux à l'envi l'accompagnaient de leurs larmes et de leurs prières. Les villes pour lesquelles ce triste spectacle était tout nouveau faisaient paraître une douleur encore plus véhémente que ceux qui l'accompagnaient; et comme si, en voyant son cercueil, on l'eût perdu une seconde fois, les cris et les larmes recommençaient. LE MÊME.

D. Ce regret n'a point été particulier à la France; les étrangers qui l'ont admiré pendant sa vie l'ont pleuré à sa mort; et je ne puis m'empêcher d'entrer ici dans un sentiment contraire à celui qu'eut David sur la mort de Saül et de Jonathas. Il ne voulait pas qu'on apprit aux Philistins la perte de ces illustres défenseurs d'Israël: Nolite annunciare in Gath, neque in plateis Ascalonis. Non, non, que la renommée porte la nouvelle de eette perte aux ennemis de la France: partout où la vertu sera aimée, on regrettera cet illustre mort.

LE MÊME.

L'OUBLI DU DERNIER JOUR;

PAR MASSILLON.

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MASSILLON, évêque de Clermont, né en Provence en 1663, mort à Clermont en 1742, partage avec Bourdaloue (1632 — 1704) le premier rang parmi les prédicateurs français. Chez d'autres écrivains la langue française est plus nerveuse et plus originale; chez aucun autre, excepté chez Racine, elle n'est aussi élégante et aussi suave. L'art d'intéresser à une idée par les détails, de la multiplier en quelque sorte par l'expression, d'être diffus même sans langueur, caractérise Massillon, qui, d'ailleurs, est moins plein et moins fort que Bourdaloue, moins sublime et moins rapide que Bossuet. Plus habile à persuader qu'à convaincre, il a connu le moyen d'agir sur le plus grand nombre d'âmes. Il approche de l'onction de Fénelon, dont il n'a pas l'intimité. Le Petit-Carême de Masillon,

suite de sermons composés pour l'éducation de Louis XV, est regardé comme une des plus parfaites productions de la langue française.

SUR quoi pouvez-vous donc justifier cet oubli profond et incompréhensible dans lequel vous vivez de votre dernier jour? Sur la jeunesse qui semble vous promettre encore une longue suite d'années ? La jeunesse? mais le fils de la veuve de Naïn était jeune; la mort respecte-t-elle les âges et les rangs? La jeunesse ? mais c'est justement ce qui me ferait craindre pour vous; des mœurs licencieuses, des plaisirs extrêmes, des passions outrées, les excès de la table, les mouvements de l'ambition, les dangers de la guerre, les désirs de la gloire, les saillies de la vengeance; n'est-ce pas dans ces beaux jours que la plupart des hommes finissent leur course? Adonias eût vieilli, s'il n'eût été voluptueux; Absalon, s'il eût été libre d'ambition; le fils du roi de Sichem, s'il n'eût pas aimé Dina; Jonathas, si la gloire ne lui eût creusé un tombeau sur les montagnes de Gelboë. La jeunesse? mais fautil renouveler ici la douleur de la nation, et redoubler des larmes qui coulent encore? faut-il aigrir la plaie qui saigne encore et qui saignera longtemps dans le cœur du grand prince qui nous écoute? Une jeune princesse, les délices de la cour; un jeune prince, l'espérance de l'État; l'enfant même, le fruit précieux de leur tendresse et des vœux publics; la cruelle mort ne vient-elle pas de les moissonner tous ensemble en un clin-d'œil? et cet auguste palais rempli, il y a peu de jours, de tant de gloire, de majesté, de magnificence, n'est-il pas devenu, ce semble, pour toujours une maison de deuil et de tristesse? La jeunesse? que la France serait heureuse, si l'on eût pu compter sur cette ressource! hélas! c'est la saison des périls, et l'écueil le plus ordinaire de la vie.

Sur quoi vous rassurez-vous donc encore? sur la force du tempérament? Mais qu'est ce que la santé la mieux établie? une étincelle qu'un souffle éteint: il ne faut qu'un jour d'infirmité pour détruire le corps le plus robuste du monde. Je n'examine pas après cela si vous ne vous flattez point même là-dessus; si un corps ruiné par les désordres de vos premiers ans ne vous annonce pas au-dedans de vous une réponse de mort; si des infirmités habituelles ne vous ouvrent pas de loin les portes du tombeau; si des indices fàcheux ne vous menacent pas d'un accident

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