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prendra des caravanes? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles; s'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus de mécanique. D'ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.

Si vous supposez, au contraire, que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l'arrosent, et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l'abondance; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein, et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie; ceuxci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protégent, gouvernent; tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté, la dépendance, les soins et la misère de l'autre, ces choses sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts. Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme toute compensation est juste et vient de Dieu.

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LETTRE SUR LE SUICIDE.

PAR J. J. ROUSSEAU.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU, le plus éloquent écrivain du 18e siècle, naquit à Genève en 1712, et mourut à Ermenonville près de Paris, en 1778, après une longue suite de chagrins et d'infortunes dont il fut le principal artisan.

Son caractère, qui le rendit malheureux, fut peut-être une des sources de son éloquence. Les désordres de l'état social allumèrent son indignation; et plus préoccupé du désir de corriger les hommes que du soin de se corriger lui-même, il ne cessa de guerroyer contre son siècle et contre la civilisation. Le gouvernement, les mœurs, l'éducation furent tour à tour l'objet de ses attaques. Il défendit de grandes vérités; mais trop souvent chez lui la vérité devient erreur par l'exagération ou les fausses applications. Ses ouvrages sont une lecture pleine de l'attrait le plus puissant, mais souvent dangereuse. Les principaux sont: le Discours sur les arts et les sciences, celui sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, la Lettre sur les spectacles, le Contrat social, l'Émile, traité sur l'éducation, et le roman de la Nouvelle Héloïse. Son style est de la plus rare perfection; peut-être l'admirable justesse de l'expression fait-elle une partie de sa force; c'est une chose remarquable qu'une verve qui va jusqu'à l'emportement jointe à une correction scrupuleuse. J. J. Rousseau travaillait avec lenteur, et corrigeait beaucoup ses écrits.

AUTREFOIS je trouvais en toi du sens, de la vérité; tes sentiments étaient droits, tu pensais juste; et je ne t'aimais pas seulement par goût, mais par choix, comme un moyen de plus pour moi de cultiver la sagesse. Qu'ai-je trouvé maintenant dans les raisonnements de cette lettre dont tu parais si content? Un misérable et perpétuel sophisme, qui, dans l'égarement de ta raison, marque celui de ton cœur, et que je ne daignerais pas même relever si je n'avais pitié de ton délire.

Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une seule chose. Toi qui crois Dieu existant, l'âme immor-telle et la liberté de l'homme, tu ne penses pas sans doute qu'un être intelligent reçoive un corps et soit placé sur la terre au hasard, seulement pour vivre, souffrir et mourir? Il y a bien, peutêtre, à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me répondre clairement sur ce point; après quoi nous reprendrons pied à pied ta lettre, et tu rougiras de l'avoir écrite.

Mais laissons les maximes générales, dont on fait souvent beaucoup de bruit sans jamais en suivre aucune; car il se trouve toujours dans l'application quelque condition particulière, qui change tellement l'état des choses que chacun se croit dispensé d'obéir à la règle qu'il prescrit aux autres; et l'on sait bien que tout homme qui pose des maximes générales entend qu'elles obligent tout le monde, excepté lui. Encore un coup, parlons de toi. 1) Exagéré.

I t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singulière: c'est que tu as envie de mourir. Voilà, certes, un argument fort commode pour les scélérats; ils doivent t'être bien obligés des armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la tentation de les commettre; et dès que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du crime, dans le désir de mal faire ils en trouveront aussi le droit.

Il t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as commencé. Quoi? fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir? Si tu as fait ta journée avant le soir, reposetoi le reste du jour, tu le peux, mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps? Malheureux! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vécu; que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie pour être en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanité; tu ne rougis pas d'épuiser des lieux-communs cent fois rebattus, et tu dis: La vie est un mal. Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi-même, la vie passive de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il sera bientôt délivré mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un bien pour l'honnête homme infortuné; car ce n'est pas une modification passagère, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n'aie pas démêlé sous ta feinte impartialité, dans le dénombrement des maux de cette vie, la honte de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas à la fois toutes tes vertus. Garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement à ton ami: Je n'ai pu satisfaire une passion coupable; me voilà forcé d'être homme de bien : j'aime mieux mourir.

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis: La vie est un mal. Tôt ou tard du seras consolé, et tu diras: La vie est un bien. Tu diras plus vrai sans mieux raisonner: car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujourd'hui ; et puisque c'est dans la mauvaise

disposition de ton âme qu'est tout le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger.

Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir? D'abord, c'est changer l'état de la question; car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons; tu souffres, tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour cela.

Considère un moment le progrès naturel des maux de l'âme, directement opposé au progrès des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invétèrent, s'empirent en vieillissant, et détruisent enfin cette machine mortelle. Il n'en est pas ainsi des douleurs de l'âme, qui, pour vives qu'elles soient', portent toujours leur remède avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c'est sa durée. Les opérations de la chirurgic sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances qu'elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opération passagère, et l'on préfère celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée, qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remèdes aux maux qui s'effacent d'eux-mêmes? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu qu'ils valent, de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré, de la mort ou du temps? Attends et tu seras guéri: que demandes-tu davantage?

Ah! c'est ce qui redouble mes peines de songer qu'elles finiront! Vain sophisme de la douleur! bon mot sans justesse, sans raison, et peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir que l'espoir de terminer sa misère ! Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur présente par l'assurance de la voir finir, comme on scarifie une plaie pour la faire cicatriser? Et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir, s'en priver en s'ôtant la vie, n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce qu'on craint de l'avenir?

1) « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.» Corneille. Au lieu de tout ou quelque. Cette vieille locution avait sa grâce, et nos écrivains modernes l'ont redemandée à l'ancienne langue, ainsi que beaucoup d'autres, passées d'usage.

Penses-y bien, jeune homme; que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre; la vie s'écoule en un instant; elle n'est rien par elle-même, son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose.

Ne dis donc plus que c'est un mal pour toi de vivre, puisqu'il dépend de toi seul que ce soit un bien, et que si c'est un mal d'avoir vécu, c'est une raison de plus de vivre encore. Ne dis pas non plus qu'il t'est permis de mourir; car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme, qu'il t'est permis de te révolter contre l'auteur de ton être, et de tromper ta destination. Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, songes-tu que c'est à ton ami que tu oses le dire?

Tu parles des devoirs du magistrat et du père de famille, et parce qu'il ne te sont pas imposés, tu te crois affranchi de tout. Et la société, à qui tu dois ta conservation, tes talents, tes lumières; la patrie à qui tu appartiens, les malheureux qui ont besoin de toi, ne leur dois-tu rien? O l'exact dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, tu n'oublies que ceux d'homme et de citoyen. Où est ce vertueux patriote qui refuse de vendre son sang à un prince étranger, parce qu'il ne doit le verser que pour son pays, et qui veut maintenant le répandre en désespéré contre l'expresse défense des lois? Les lois, les lois, jeune homme! le sage les méprise-t-il? Socrate innocent, par respect pour elles, ne voulut pas sortir de prison. Tu ne balances point à les violer pour sortir injustement de la vie, et tu demandes: Quel mal fais-je?

Tu veux t'autoriser par des exemples. Tu m'oses nommer des Romains! Que tes exemples sont mal choisis, et que tu juges bassement des Romains, si tu penses qu'ils se crussent en droit de s'ôter la vie aussitôt qu'elle leur était à charge! Regarde les beaux temps de la république, et cherche si tu y verras un seul citoyen vertueux se délivrer ainsi du poids de ses devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Régulus, retournant à Carthage, prévint-il par sa mort les tourments qui l'attendaient? Que n'eût point donné Postumius pour que cette ressource lui fût permise aux Fourches Caudines2? Quel effort de courage le sénat même n'admira-t-il pas dans le consul Varron3 pour avoir pu survivre à sa défaite? Par quelle raison tant de généraux se laissèrent-ils 1) Tite-Live, L. XIX. 2) Tite-Live, IX, 6. 3) Tite-Live, XXII, 49.

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