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pes de la végétation: leurs sombres murmures n'annonceraient point, dans le silence des bois, une Providence qui n'aurait fait lever le soleil que sur des êtres insensibles, et qui n'aurait fait résulter du luxe de la vie végétale que l'inertie et la mort. Que dis-je ? les bouleversements mêmes du globe, ses rochers brisés, ses monts entr'ouverts, les plus affreuses secousses des tremblements de terre, ne présenteraient que les ruines de la matière ; mais l'ordre dans toutes les parties de la végétation et le désordre dans son ensemble, ses plans à la fois ébauchés et imparfaits, montreraient son organisation comme l'ouvrage d'un être doué à la fois d'un pouvoir immense et d'une intelligence bornée.

Sans doute l'homme, frappé de ces inconséquences, pourrait craindre que cet être ne vint à confondre lui-même les lois primitives des éléments; et, tremblant pour sa propre existence, il aimerait mieux admettre pour premier principe un mouvement aveugle et constant dans l'univers, qu'un dieu capricieux dans la nature.

Mais les puissances de la terre ne sont abandonnées, ni au jeu du hasard, ni aux lois monotones du mouvement: une sagesse infinie harmonie leurs destins; elle ne créa les végétaux que pour les besoins des animaux; elle fit voler les oiseaux dans les airs, nager les poissons dans les eaux, marcher les quadrupèdes sur la terre; et, distribuant leurs tribus innombrables dans tous les sites de la végétation, elle en fit résulter une infinité d'harmonies nouvelles. Les prairies furent pâturées par les quadrupèdes, les algues par les poissons, les fruits des arbres par les oiseaux; la fourmi essémina les graines des hauts cyprès, et le ver, avec sa tarière, réduisit en poudre les troncs noueux des chênes renversés par les vents.

La puissance animale est d'un ordre bien supérieur à la végétale. Le papillon est plus beau et mieux organisé que la rose. Voyez la reine des fleurs, formée de portions sphériques, teinte de la plus riche des couleurs, contrastée par un feuillage du plus beau vert, et balancée par le zéphyr; le papillon la surpasse en harmonies de couleurs, de formes et de mouvements. Considérez avec quel art sont composées les quatre ailes dont il vole, la régularité des écailles qui les recouvrent comme des plumes, la variété de leurs teintes brillantes; les six pattes, armées de griffes, avec lesquelles il résiste aux vents dans son repos; la trompe roulée dont il pompe sa nourriture au sein des fleurs; les anten

nes, organes exquis du toucher, qui couronnent sa tête; et le réseau admirable d'yeux dont elle est entourée au nombre de plus de douze mille. Mais ce qui le rend bien supérieur à la rose, il a, outre la beauté des formes, les facultés de voir, d'ouïr, d'odorer, de savourer, de sentir, de se mouvoir, de vouloir, enfin une âme douée de passions et d'intelligence. C'est pour le nourrir que la rose entr'ouvre les glandes nectarées de son sein; c'est pour en protéger les œufs collés comme un bracelet autour de ses branches qu'elle est entourée d'épines. La rose ne voit ni n'entend l'enfant qui accourt pour la cueillir; mais le papillon, posé sur elle, échappe à la main prête à le saisir, s'élève dans les airs, s'abaisse, s'éloigne, se rapproche, et, après s'être joué du chasseur, il prend sa volée, et va chercher sur d'autres fleurs une retraite plus tranquille.

Ici le philosophe m'arrête: l'Etre tout puissant, dit-il, est sans doute infiniment intelligent; mais il n'est pas bon, puisqu'il a livré à l'inquiétude et à la mort un être innocent et sensible.

La mort est une suite nécessaire des générations de la vie. Si le papillon ne mourait pas, s'il vivait seulement la vie d'un homme, la terre ne suffirait pas à sa postérité, mais il vit sans craindre la mort, et il meurt sans regretter la vie; il voltige çà et là sans se soucier de l'embuscade perfide de l'araignée, ni du vol infatigable de l'hirondelle, qui l'engloutit quelquefois tout entier. Peu lui importe pour lui-même l'avenir avec ses perspectives de terreur ou de gloire. Il ne s'inquiète point si un naturaliste barbare le clouera tout vivant avec une épingle sous un cristal où il sera rongé des mites, ou si la bonne nature, attendant la fin de sa carrière, destinera son brillant squelette à l'immortalité, en versant sur lui une larme d'ambre jaune. Quand les Hyades pluvieuses ramènent les frimas et les autans, il ne s'afflige point de la rapidité de ses jours; il confie à la nature le soin de ses enfants, qu'il ne doit jamais voir. Content d'avoir prévu leurs premiers besoins et d'y avoir pourvu, sans s'embarrasser de leur reconnaissance, il meurt satisfait de sa destinée. Que pourrait-il désirer désormais sur la terre? il a vécu sur les fleurs et il a vu le soleil près d'entrer dans la région des ténèbres; il cherche un peu d'ombre au pied de la plante qu'il a aimée, et, comme cet empereur qui voulut mourir debout, en empereur, se ressouvenant de sa beauté, il se pose sur ses pattes, et, les ailes étendues, il expire en papillon. Oh! que le

philosophe lui-même serait sage, si, comme le papillon, il vivait et mourait sans autre souci que de parcourir avec la vertu la carrière que la nature lui a tracée!

BERNARDIN DE ST.-PIERRE, Harmonies de la Nature.

DE L'ESCLAVAGE DES NÈGRES.

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais.

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis unc âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre, que de l'or, qui chez des nations policées est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?

MONTESQUIEU.

MORCEAUX DE LA BRUYÈRE.

LA fausse grandeur est farouche et inaccessible: comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier; elle ne perd rien à être vue de près: plus on la connaît, plus on l'admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel. Elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue: son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits1.

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Je vais, Clitiphon, à votre porte; le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre: plût aux Dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m'écouter que d'une heure entière: je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m'entendre? vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez; je n'avais qu'une chose à vous demander, et vous n'aviez qu'un mot à me répondre, oui on non. Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour,

4) Comparez ce morceau avec ce que Bossuet a dit de la bonté du grand Condé dans l'oraison funèbre de ce prince. 2) Supprimez que.

avez besoin de mes offices! venez dans la solitude de mon cabinet! le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter: j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche par la connaissance de la vérité à régler mon esprit et (à) devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes, mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant, passez jusqu'à moi sans me faire avertir; vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger; parlez, que voulez-vous que je fasse pour yous? faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne. qui est commencée ? quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile!

Champagne, au sortir d'un long diner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l'on n'y remédiait: il est excusable, quel moyen de comprendre dans la première heure de la digestion qu'on puisse quelque part mourir de faim?

Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence: vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate pour y élever un superbe édifice; l'air y est sain et tempéré, la situation en est riante, un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus belle demeure; la campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent et qui charrient le bois du Liban, l'airain et le porphyre; les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l'habiter, vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine;

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