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le raisonnement; on la voit dans le désir, dans la préférence, dans la liberté. L'esprit avance d'un mouvement facile et continu; il ne sent ni lacune, ni résistance.

Or, pourquoi le même ordre qui se montre dans les développemens successifs de l'activité de l'âme, ne se montrerait-il pas dans les développemens successifs de la sensibilité?

Pour vérifier cette conjecture, il a fallu étudier l'âme dans son sentiment, comme nous l'avions étudiée dans son action.

Après m'être assuré, par une observation constante sur moi-même, que l'âme n'était pas bornée à une seule manière de sentir, à. un seul moyen de bonheur : après avoir reconnu, par une expérience, que chaque jour a confirmée de plus en plus, qu'elle pouvait être affectée de quatre manières différentes, éprouver quatre espèces de sentimens distincts, ma première pensée a été de chercher à connaître l'ordre que je supposais devoir exister entre ces sentimens et ces affections. J'ai cru un moment, mais je n'ai pu le croire qu'un moment, qu'il avait suffi à l'auteur des choses, d'ordonner que l'âme, en vertu de son union avec le fût sensible aux impressions des objets extérieurs, pour que cette manière de sentir

corps,

se transformât, comme d'elle-même, en toutes les autres; que le sentiment des facultés, celui des rapports, le sentiment moral même devaient n'être, dans leur principe, que la sensation; que la nature enfin, avait systématisé toutes les manières de sentir, avec la même régularité que toutes les manières d'agir.

Vous connaissez les raisons qui m'ont fait abandonner une idée aussi séduisante par sa simplicité. Un premier soupçon, quoique bien naturel, n'a pu tenir devant les puissantes considérations qui m'ont fait voir combien il était peu fondé. Il n'y a pas fusion d'un sentiment dans un sentiment. Ce n'est ; ni ; par des affaiblissemens successifs, ni par une énergie croissante, que l'âme passe des uns aux autres. Ce qu'elle était dans la sensation, elle ne l'est plus dans le sentiment moral. Le changement qui s'est opéré en elle n'est pas une simple transformation, c'est une nouvelle existence.

Voilà ce que j'ai essayé d'établir. On m'a opposé des argumens qui se sont trouvés sans force. J'en attends de nouveaux, je les sollicite. Si vous prouvez que je me suis mépris, en mettant entre les divers sentimens plus de distance que n'y en a mis la nature ; si des obser

vations mieux dirigées que les miennes vous ont montré que ces sentimens sont rapprochés et unis par un lien caché qui a échappé à mes recherches; alors, alors, entre les divers phénomènes de la sensibilité, il ne règnera pas seulement un ordre de succession; ce sera un rapport plus intime, une dérivation immédiate, et une vraie génération. Je m'empresserai de rectifier mes idées sur les vôtres, pour changer une simple exposition en système régulier. Ma perte sera un gain réel, et ma défaite d'un moment deviendra pour la vérité un triomphe durable.

Mais laissons des suppositions qui ne peuvent se réaliser, et ne nous obstinons pas à vouloir mettre dans nos idées ce que la nature n'a pas mis dans ses ouvrages.

L'instinct du génie, je le sais (je voulais dire, je le crois), l'instinct du génie le porte toujours vers la plus grande simplicité; mais cet instinct, pour être sûr, a besoin d'être éclairé par les lumières que donne la réflexion.

Quoi de plus simple, après avoir reconnu dans l'âme quatre manières de sentir, que de vouloir les ramener à une seule, afin de n'avoir qu'une même origine pour toutes les idées? Et, d'un autre côté, après avoir été forcés d'ad

TOMÉ II.

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mettre trois causes de nos idées, l'attention, la comparaison, le raisonnement; et, après avoir remarqué que les idées produites par ces trois causes sont, ou sensibles, ou intellectuelles, ou morales; quoi de plus simple que d'attribuer exclusivement à l'attention les idées sensibles, à la comparaison les idées intellectuelles, au raisonnement les idées morales?

Mais ces deux choses si simples sont des erreurs. Il n'est pas vrai que les idées aient toutes une même origine, ni que toutes les idées intellectuelles exigent une comparaison; il n'est pas vrai non plus qu'il soit nécessaire de raisonner pour avoir les premières idées morales.

L'auteur de la nature, en douant l'homme d'une volonté libre, l'a si visiblement destiné à être un agent moral; nous avons un tel besoin de morale, que les idées du juste et de l'injuste doivent remonter au commencement de notre être, et précéder l'exercice du raisonnement. Pour ajouter au peu que j'ai dit, je m'appuierai sur une observation que je prends dans Rousseau.

« Je n'oublierai jamais d'avoir vu un jour un de ess incommodes pleureurs, ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ. Je le croyais intimidé, je me trompais. Le malheu

reux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus. Tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accens. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le cœur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. » ( Émile, livre 1er.)

Il n'y a personne qui n'ait pu faire la même observation que Rousseau, et qui n'adopte la conséquence qu'il en tire. Je me permettrai cependant une remarque sur l'expression sentiment inné. A la rigueur, le sentiment du juste n'est pas inné. Il y a dans l'âme quelque chose qui le devance, ne fût-ce que d'un moment. J'ai marqué l'époque, bien voisine de la naissance sans doute, où ce sentiment se manifeste. Il faut que l'enfant puisse prêter une volonté à l'agent extérieur ; mais rien ne lui est plus naturel, rien n'est plus prompt, puisqu'à peine il existe, qu'il se sent lui-même doué de volonté.

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