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sous cet unique point de vue qu'il est doué de qualités; il s'ensuit qu'il n'en est aucun qui ne puisse donner lieu à l'idée de substance, et à la même idée de substance, car il n'y en a pas deux. Il y a donc identité entre tous les points de vue, d'où résulte le point de vue commun qui forme l'idée de substance; mais il n'y a pas identité entre les points de vue qui ne sont pas communs, et qui appartiennent exclusivement à chaque être.

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Le raisonnement de Spinosa est curieux : il veut qu'une idée commune à plusieurs êtres prouve l'unité de leur nature. Il est évident qu'elle ne prouve que l'unité du point de vue sous lequel on les considère. Spinosa confond un point de vue commun à tous les êtres avec la réalité des êtres, oubliant que la réalité d'un être comprend, et les qualités communes et les qualités qui lui sont propres. Si un point de vue commun à plusieurs êtres prouve l'unité de leur nature, il n'y a donc dans l'univers qu'un animal, qu'un homme, qu'une montagne, qu'un arbre, par la même raison qu'il n'y aurait qu'une substance.

Se peut-il qu'un système qui a fait tant de bruit, qui a occupé tant de têtes et tant de plumes, un système qui a exercé toute la dialecti

que

de Bayle, et que le génie de Fénélon n'a pas dédaigné de réfuter, ne soit autre chose qu'une misérable confusion d'idées, qu'une abstraction prise pour une réalité ?

Il n'est pas autre chose; et non-seulement la substance de Spinosa est une pure abstraction, une idée abstraite à laquelle ne correspond rien de réel; c'est, après l'idée de l'étre, l'idée abstraite la plus générale de toutes, et par conséquent la plus éloignée de la réalité.

Tenons donc pour certain que, sous le seul mot sentiment, on doit reconnaître quatre manières de sentir, toutes différentes de

nature.

En ne consultant que l'expérience, et sans remonter aux sources d'où dérive le sens moral, quelques philosophes, comme nous l'avons dit, n'ont pas balancé à prononcer qu'on ne pouvait l'assimiler au sentiment-sensation : jusque-là, nous devons les approuver. Mais n'ont-ils pas eux-mêmes détruit leur ouvrage,

et ramené le sens moral aux sensations dont ils voulaient le séparer, lorsqu'ils l'ont attribué à un sens ou organe particulier auquel ils ont donné le nom de sixième sens?

Un sens moral, s'il existait, ne ferait pas

suite aux sens de la vue, du goût, de l'odorat, etc., dans lesquels il n'entre rien de moral; il devrait donc être classé à part. Le nom de sixième sens ne pourrait lui convenir qu'autant qu'il entrerait de la moralité dans les autres sens, ou qu'il cesserait lui-même d'être un sens moral.

Que si, par le sens moral, vous entendez parler uniquement du sentiment moral, et nullement d'un organe particulier; alors, vous deviez ne voir dans l'âme que deux manières de sentir, le sentiment-sensation et le sentiment moral. Il n'y a donc pas de sixième sens, de quelque manière qu'on veuille l'entendre.

On ne saurait se montrer trop sévère contre ces énoncés inexacts, qui ne disent pas avec précision ce qu'on veut dire, qui, souvent, disent le contraire. Si l'écrivain qui les emploie le premier, peut quelquefois le faire impunément pour lui, parce que, d'avance, il a son idée dans l'esprit, il n'en est pas de même du lecteur qui est obligé d'aller aux idées par les mots; une expression fausse ne peut que le tromper parce qu'en le conduisant à ce qu'on lui dit, elle l'éloigne de ce qu'on veut lui dire.

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Peut-être ne sera-t-il pas inutile, à l'occasion de l'erreur et de la faute qui viennent d'être relevées, de faire une remarque sur l'artifice qui préside à la formation des sciences. Des réflexions sur la méthode, présentées en même temps que l'exemple de l'oubli de ses règles, seront mieux appréciées et laisseront un souvenir plus durable.

Par les cinq organes des sens, nous sommes susceptibles de cinq manières de sentir : voilà ce qu'on dit, et ce qu'on a le droit de dire. Mais, en s'énonçant de la sorte, il ne faut pas perdre de vue que chacune de ces cinq manières de sentir comprend des multitudes de manières particulières de sentir. Par l'organe de la vue, l'âme est affectée d'autant de manières différentes, par le rouge, le doré, le jaune, le vert, le bleu, l'indigo, le violet; et comme ces sept couleurs primitives peuvent se combiner entre elles, deux à deux, trois à trois, etc., et agir avec plus ou moins de vivacité, soit seules, soit réunies, il en résulte un nombre de sensations qui, ajoutées à celles qui nous viennent par les autres sens, surpassent tout ce qu'on pourrait imaginer.

Pareillement, lorsque l'âme agit, et qu'en agissant elle a le sentiment de són action, il

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ne faut
pas croire qu'elle sente toujours uni-
formément. Les sentimens qu'elle éprouve,
par l'attention, la comparaison, le raisonne-
ment, le désir, la préférence, la liberté; ceux
qu'elle éprouve par l'action combinée de ces
facultés élémentaires ; ceux même qu'elle
éprouve par l'action de chaque faculté isolée,
lorsque cette faculté se porte sur des objets
différens, comme l'attention qu'on donnerait
successivement à une saveur, ou à un théorème
de géométrie; toutes ces manières de sentir,
diversifiées à l'infini, ont chacune un caractère
propre et distinctif.

Que l'on raisonne de même sur les sentimens moraux, et sur les sentimens de rapport; on trouvera que leur nombre égale ou excède celui des sentimens-sensations, et des sentimens qui naissent de l'action des facultés de l'âme; et l'admiration s'épuisera devant une si étonnante variété.

L'âme, par la sensibilité seule, est donc susceptible d'une foule prodigieuse de modifications; et celui qui, pour se connaître, croirait devoir faire une étude particulière de chacune de ces modifications, serait aussi peu sensé que celui qui, pour apprendre la botanique, voudrait mettre dans son esprit, la forme et la

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