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sances laissent beaucoup à désirer sans doute ; mais elles n'en supposent pas moins autant de sentimens dont elles dérivent. Celui qui n'a pas remarqué ces sentimens divers manque des idées premières et fondamentales de la philosophie. Il n'aura dans son esprit que des opinions arbitraires, des vérités mal assurées, ou des erreurs dont il lui sera comme impossible de se délivrer.

On m'a fait une objection qu'il n'était pas difficile de prévoir. Les quatre sources de connaissances ne remontent-elles. pas à une source unique? Les quatre manières de sentir ne sontelles pas, dans le principe, une seule manière de sentir? Le sentiment-sensation ne se transforme-t-il pas successivement en sentiment de l'action des facultés, en sentiment de rapport, en sentiment moral? De quelque manière qu'on sente, en un mot, n'est-ce pas toujours une même nature de sentiment? et alors, pourquoi attacher tant d'importance à quelques points de vue d'une même chose?

Pourquoi? D'abord, notre doctrine est à l'abri de toutes les attaques d'une philosophie qui se vante d'être en opposition avec Aristote Gassendi, Locke et Condillac; et par conséquent, cette foule d'argumens si célèbres parmi

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les anciens platoniciens, ensuite oubliés par les scolastiques, plus tard reproduits par les disciples de Descartes pour être renversés par Locke, et que, depuis quelques années enfin, on renouvelle, non avec plus de force, mais avec plus de confiance que jamais, ne sauraient nous atteindre. Ceci est déjà de quelque importance.

Mais cette considération ne suffit pas. Il ne suffit pas qu'il nous soit utile et commode de distinguer quatre espèces de sentimens. Il faut que cette distinction soit fondée sur la nature.

Le mot nature a un si grand nombre d'acceptions; il se prête avec une si trompeuse facilité à tout ce qu'on veut lui faire signifier; on en a tant usé et abusé, qu'on ne sait plus ce qu'il veut dire, et qu'on est toujours exposé à lui faire exprimer des choses différentes, ou même opposées, si l'on ne surveille avec une grande attention les emplois multipliés qu'on en fait.

Malgré tant de variabilité, je répondrai, en fixant par l'étymologie la signification du mot nature: que les quatre manières de sentir ont chacune leur nature propre, et qu'elles diffèrent essentiellement les unes des autres; que le sentiment - sensation, quoique le premier

TOME II.

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(leç. 2.), n'est pas le principe; qu'à la vérité, les autres sentimens ne viennent qu'après lui, mais qu'ils ne viennent pas de lui.

Nature, nous en avons déjà fait la remarque, tire son origine d'un mot de la langue latine, qui veut dire naître. Il faut donc, pour connaître la nature de nos différentes manières de sentir, les épier, s'il est permis de le dire, au moment de leur naissance. Or le sentimentsensation nait d'un mouvement produit dans les organes par les objets extérieurs. Le sentiment de l'action des facultés naît de cette action même. Le sentiment de rapport naît de la présence simultanée des idées. Le sentiment moral naît de l'impression que fait sur nous un agent auquel nous attribuons une volonté (leçon 2). Chaque espèce de sentiment naît donc chacun a sa nature propre.

à part;
Sans doute que

tuelle,

dans notre constitution acle sentiment-sensation doit s'être montré d'abord, pour que les autres sentimens se montrent à leur tour. Il y a entre les quatre manières de sentir, un ordre successif qui commence par la sensation. Mais un ordre de succession ne suffit pas pour établir l'unité de nature entre des choses qui se succèdent. Il est né cessaire que cet ordre soit, en même temps,

et de succession et de génération. Et, puisqu'il est prouvé que les divers sentimens ne s'engendrent pas les uns les autres, il est prouvé qu'il y a entre eux une différence de nature.

Mais, dit-on, si les quatre manières de sentir n'ont pas la même nature, pourquoi les appeler du nom commun de sentiment?

Un nom commun donné à plusieurs choses, est loin de prouver l'identité de leur nature. A ce compte, toutes et chacune des choses qui existent seraient de même nature, puisque tout ce qui existe porte le nom commun d'étre. Dieu, l'âme, le corps, sont appelés du nom commun de substance. Est-ce à dire que la substance divine soit la même que celle de l'âme ou celle du corps, et et que l'âme et le corps soient une seule et même substance? Les dénominations communes expriment ce qu'il y a de commun dans les choses; et la nature des choses ne consiste pas dans ce qu'elles ont de commun. Au contraire, c'est ce qu'il y a de particulier, de spécial à une chose, qui en détermine proprement la nature.

Permettez-moi un rapprochement auquel mé conduit la réflexion qui précède : j'ai besoin que vous me le pardonnież, vous qui avez fait l'objection; car je vais vous comparer à Spinosa.

Vous dites: Le nom commun sentiment donné à ce que nous prétendons être des manières diverses de sentir, suppose une idée commune, une chose commune; et prouve par conséquent, contre notre intention, qu'il y a unité de nature entre toutes les manières de sentir. Il n'y a donc, à la rigueur, qu'une seule manière de sentir; il n'y a qu'un senti

ment.

Spinosa avait dit le nom commun substance donné à ce qu'on prétend être des substances diverses, suppose une idée commune, une chose commune, et prouve par conséquent qu'il y a unité de nature entre toutes les substances. Il n'y a donc, à la rigueur, qu'une seule substance dans l'univers.

On sent bien toute l'absurdité d'un pareil raisonnement; mais on ne sait pas la faire ressortir. Essayons de la mettre en évidence.

Lorsque nous considérons les êtres comme susceptibles de modifications, comme doués de propriétés, comme possédant des attributs, comme servant de support ou de soutien à des qualités, alors nous leur donnons le nom de support, de soutien, de sujet, de substance ; et comme il n'y a aucun être qui ne soit doué de quelque qualité, et qui ne puisse être considéré

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