Page images
PDF
EPUB

une attention légère et distraite, sont comme des images réfléchies par le miroir qui disparaissent avec l'objet. Celles au contraire que donne une forte, une longue attention, sont des caractères gravés sur le marbre, dont l'empreinte résiste au temps.

Puisque nous sommes doués de mémoire nous ne pouvons pas être bornés, dans chaque moment de notre existence, à l'idée que l'attention fait sortir du sentiment actuel. Nous avons tout à la fois, et l'idée nouvelle qui survient, et un nombre d'idées proportionné à la capacité de la mémoire.

Ce nombre paraît d'abord indéfini, quand on s'occupe d'un objet vaste devenu familier; mais si l'on veut ne tenir compte que des idées bien distinctement perçues, on le trouvera prodigieusement restreint. Il semble, en effet, que pour peu que les idées se multiplient, la vue de l'esprit se trouble à l'instant. Au reste, chacun peut consulter son expérience; et je ne prétends pas déterminer une quantité qui varie suivant la différence des esprits. Ce qui est incontestable, c'est qu'il n'y a aucun homme dont l'intelligence n'embrasse simultanément plusieurs idées, plus ou moins distinctes, plus ou moins confuses.

Or, lorsque nous avons plusieurs idées à la fois, il se produit en nous une manière de sentir particulière. Nous sentons entre ces idées des ressemblances, des différences, des rapports. Nous appellerons cette manière de sentir, qui nous est commune à tous, sentiment de rapport ou sentiment-rapport.

Et l'on voit que ces sentimens-rapports, résultant du rapprochement des idées doivent être infiniment plus nombreux que les sentimens-sensations, ou que les sentimens qui naissent de l'action des facultés. La plus légère connaissance de la théorie des combinaisons suffit pour en convaincre.

Il régnera donc une extrême confusion parmi cette multitude de rapports dont nous avons le sentiment, si l'âme, pour les démêler, ne se conduit à peu près comme elle s'est conduite pour démêler ce qu'elle avait d'abord senti; c'est-à-dire, si elle n'applique son activité à sa troisième manière de sentir, comme elle l'a appliquée à la première et à la seconde; mais, au lieu que pour changer en idées les sentimens-sensations, et les sentimens qui proviennent de l'action de ses facultés, il lui a suffi de la simple attention, elle aura de plus besoin d'une attention double, ou de la comparaison,

pour changer les sentimens de rapport, en idées de rapport.

Les idées de rapport ont leur origine dans les sentimens de rapport. Elles ont leur cause dans l'attention et la comparaison.

4o. Il est une quatrième manière de sentir qui paraît différer des trois que nous venons de remarquer, plus encore que celles-ci ne different entre elles.

Un homme d'honneur (je parle dans l'opinion ou dans les préjugés de l'Europe), un homme d'honneur se sent frappé. Jusque-là, c'est une sensation qu'il reçoit, et une idée sensible qui en résulte ; mais s'il vient à s'apercevoir qu'on a eu l'intention de le frapper, quel changement soudain ! Le sang bouillonne dans les veines; la vie n'a plus de prix ; il faut la sacrifier pour venger le plus ignominieux des outrages.

Lorsque nous apercevons, ou seulement lorsque nous supposons une intention dans l'agent extérieur, aussitôt, au sentiment-sensation qu'il produit en nous, se joint un nouveau sentiment qui semble n'avoir rien de commun avec le sentiment-sensation. Aussi, prend-il un

autre nom. On l'appelle sentiment- moral (1). Ici se montrent les idées du juste, de l'injuste, de l'honnête, les idées de générosité, de délicatesse, etc.

Les hommes vivant en société, et agissant continuellement les uns sur les autres, il est peu de momens dans la vie où ils n'éprouvent quelque sentiment moral: et il n'est pas toujours facile de démêler ces sentimens, de s'en faire des idées. Si quelquefois, il suffit d'un seul acte d'attention, plus souvent on a besoin de comparaisons, de raisonnemens, et même de raisonnemens très-multipliés, très-étendus, quoique très rapides. En général, il faut de longues observations, une grande expérience, une grande finesse d'esprit, pour connaître le cœur humain. Ce n'est pas trop du génie de La Bruyère ou de Molière pour en sonder les replis, pour en pénétrer les profondeurs.

[ocr errors]

Les idées morales ont leur origine dans le

(1) Le sentiment-moral est produit encore par tous les rapports de sympathie, et par des idées dont les objets paraissent, au premier coup d'œil, étrangers à notre bien-être et à notre mal-être, telles que les idées du beau, de l'ordre, etc. Il a dû nous suffire ici de marquer la condition primitive de toute moralité, l'intention dans l'agent. (Leç. suiv. et t. 1, leç. 4.)'

sentiment-moral, et leur cause dans l'action de toutes les facultés de l'entendement.

L'âme a donc quatre manières de sentir; sentiment-sensation, sentiment de l'action de ses facultés, sentiment-rapport, et sentiment-moral; d'où son activité fait sortir quatre sortes d'idées, idées sensibles, idées de ses facultés, idées de rapport, idées morales.

Toutes ces idées sont intellectuelles, c'est-àdire, qu'elles concourent toutes à former notre intelligence. Cependant les philosophes semblent avoir réservé plus particulièrement le nom d'idées intellectuelles aux idées des facultés de l'âme, et aux idées de rapport. Rien ne nous empêche d'adopter ce langage; et nous dirons, en gagnant du côté de la précision, ou plutôt du côté de la concision, que toutes nos idées, considérées sous le point de vue de leur formation, sont, ou sensibles, ou intellectuelles, ou morales.

Rapprochons, en finissant, des vérités qui sortent des observations les plus simples, et que la philosophie s'étonne peut-être d'entendre aujourd'hui pour la première fois.

Les idées sensibles ont leur origine dans le sentiment sensation, et leur cause dans l'attention.

« PreviousContinue »