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Les idées sensibles ont leur origine dans le sentiment-sensation, et leur cause dans l'atten

tention (1) qui s'exerce par le moyen des or

ganes.

2o. Mais les idées sensibles ne sont pas nos seules idées. La sensation n'est pas l'unique source d'où dérive l'intelligence.

En vertu de la seule manière de sentir produite par l'action des objets extérieurs, pourrions-nous connaître autre chose que ces objets et leurs diverses qualités? D'où nous viendrait l'idée des facultés de l'âme? D'où nous viendraient les idées de ressemblance, d'analogie, de cause et d'effet? Aurions-nous les idées du bien et du mal moral?

Puisque les sensations sont insuffisantes pour rendre raison de l'intelligence, telle que nous la possédons, il faut que notre âme soit susceptible de quelque manière de sentir, différente

(1) Quelquefois la comparaison et le raisonnement sont nécessaires pour obtenir une idée sensible, comme si l'on voulait se former l'idée de la figure qui, sous un contour donné, renferme la plus grande surface. Mais il s'agit ici des idées sensibles qui sont communes à tout le genre humain. Et d'ailleurs, il ne faut point oublier qu'il est rare que toutes les facultés n'agissent pas à la fois ( t. 1, p. 374.) Celle qui dominé donne son nom à l'acte prèsque toujours multiple de l'esprit. 5

TOME II.

de celle qui lui vient de la seule impression des objets extérieurs, de quelque manière de sentir, autre que celle d'où naissent les idées sensibles; il faut que nous éprouvions des sentimens autres que les sentimens-sensations.

Et d'abord, l'âme ne pouvant passer des pures sensations aux idées sensibles, qu'autant qu'elle agit sur les sensations, elle doit nécessairement avoir le sentiment de son action; car l'âme ne peut pas agir, et ne pas sentir qu'elle agit: or, cette nouvelle manière de sentir semble n'avoir rien de commun avec les sensations. Qui pourrait confondre ce que l'âme éprouve par l'exercice de ses facultés, avec ce qu'elle éprouve par l'impression des objets sur les organes du corps? le plaisir de la pensée, avec celui que donne la satisfaction d'un besoin physique? le ravissement d'Archimède qui résout un problème, avec la grossière volupté d'Apicius, lorsqu'il dévore une hure de sanglier?

Le sentiment que l'âme éprouve par l'action de ses facultés n'est pas toujours le même. Il subit toutes les vicissitudes des facultés; fort et vif dans les momens de leur exaltation; languissant et faible, lorsqu'elles tombent dans le repos, ou dans un calme voisin du repos; car

il est à présumer qu'il n'y a jamais cessation absolue d'action dans notre âme elle veille, elle agit jusque dans le sommeil du corps; elle agit tant qu'elle désire; et la vie n'est-elle pas un désir continuel ?

Nous ne sommes donc jamais privés du sentiment de l'action des facultés de l'âme; ou, du moins, il doit être très-rare que ce sentiment nous abandonne, et qu'il s'éteigne tout-à-fait.

Mais il ne suffit pas d'avoir le sentiment des facultés pour les connaître, pour les distinguer les unes des autres, pour en avoir idée.

Comme le sentiment produit par l'action des objets extérieurs n'aurait pu se changer en idée sensible, si l'âme l'avait éprouvé d'une manière toute passive, et si son activité ne se fût mise promptement en exercice; de même, le sentiment qui naît de l'action des facultés ne pourra jamais devenir l'idée de ces facultés, si l'activité de l'âme ne se porte sur ce sentiment pour l'observer, pour l'étudier; si l'âme, après s'être laissée entraîner au dehors par l'attrait des causes de ses sensations, ne rentre en ellemême pour s'interroger sur ce qu'elle éprouve, sur ce qu'elle fait, sur la manière, et sur toutes les manières dont elle opère.

Nous ne sommes pas dans une position aussi

favorable, pour acquérir les idées des facultés de l'âme, que pour acquérir les idées sensibles. D'un côté, l'attention aidée par les organes agit sans effort; de l'autre, il faut nous faire violence, lutter contre un penchant qui nous porte vers les objets extérieurs; et, sans secours, par l'ordre seul de la volonté, appliquer l'attention au sentiment de l'attention, et l'âme à l'âme.

Aussi, tous les hommes ont-ils les mêmes idées sensibles. Pour tous, le ciel est parsemé d'étoiles, la terre est couverte d'arbres, d'animaux, et d'une multitude innombrable d'objets; tandis qu'un très-petit nombre de philosophes ont cherché à connaître leur esprit, à se faire des idées de ses facultés, à se rendre compte de ses opérations. Et encore, combien leurs recherches ne laissent-elles à désirer! (t. 1, pas leç. 14.)

Les idées des facultés de l'âme ont leur origine dans le sentiment de l'action de ces facultés, et leur cause dans l'attention qui s'exerce indépendamment des organes.

3o. Si les idées sensibles que nous acquérons successivement, et une à une, par la direction successive de nos organes sur les différentes qualités des corps, disparaissaient à l'in

stant même que cette direction cesse, ou qu'elle change; si, pareillement, les idées que nous nous faisons des facultés de l'âme s'anéantissaient au moment qu'elles viennent de naître il est évident que nous n'aurions jamais plusieurs idées à la fois, et que nous serions dans l'impuissance de comparer.

Les choses ne se passent pas ainsi dans notre esprit. Ce qu'une fois il a acquis, il ne le perd pas aussitôt ses richesses ne se dissipent pas à mesure qu'elles se forment; et la jouissance, loin de les user, les rend plus propres à de nouvelles jouissances.

Il est vrai que le plus grand nombre d'idées ne semblent naître que pour mourir. Le regard est quelquefois si superficiel, qu'à peine il effleure les objets. Souvent l'attention glisse avec tant de rapidité sur les sentimens, qu'on dirait qu'elle n'est pas avertie de leur présence. Des impressions aussi faibles ne peuvent rien laisser après elles. Mais si l'organe se tient long-temps fixé sur un seul point; si l'attention, par la vi vacité même de l'impression, ou par l'ordre de la volonté, s'arrête sur un seul sentiment, alors, ce qu'on a éprouvé ne s'évanouit pas aussitôt. L'expérience nous apprend qu'il en reste des traces durables. Les idées que donne

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