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nières de sentir tiennent toutes à celle qui d'abord semblait remplir la capacité de l'âme. On dirait que tout ce que nous pouvons être, nous le sommes toujours, et que l'existence toute entière se trouve dans l'existence de chaque moment. C'est ce qui nous rend si difficile la connaissance de nous-niêmes; énigme à jamais inexplicable, si l'analyse, descendant au fond de notre être, n'eût séparé des choses que la nature a unies et confondues; si son flambeau ne les eût successivement éclairées.

La distinction des quatre sentimens, sur laquelle repose ce que nous avons exposé dans cette seconde partie, n'est pas une chose aussi nouvelle que vous pourriez vous l'imaginer. On en trouve les traces dans plus d'un auteur, dans un grand nombre d'auteurs; et, s'il est vrai que jamais ils n'ont aperçu plusieurs manières différentes de sentir, il ne l'est pas moins, que souvent ils se sont exprimés comme s'ils les avaient aperçues.

Montesquieu nous en a fourni un exemple remarquable (leç. 3). Sans doute, il ne s'était pas dit explicitement, qu'il recélait dans sa sensibilité quatre sources de connaissances. Qu'avait-il besoin de se le dire? Il lui suffisait d'écrire sous la dictée de son génie. Une froide analyse lui

devenait inutile: elle lui eût été nécessaire pour s'assurer de cette vérité, échappée d'ellemême à son sentiment.

Qui jamais, autant que Condillac, regarda comme inébranlable le fondement de sa philosophie ? La sensation, principe unique des idées et des facultés, remplit toutes ses pages. Chaque nouvel écrit de l'auteur atteste une conviction plus grande. Le passage même que je vais transcrire est donné comme une preuve.

Lorsque Thémistocle arrive aux jeux, le spectacle qui s'offre à lui n'est d'abord qu'un plaisir de sensation; mais lorsqu'il remarque tous les regards qui se tournent sur lui, Salamine alors se présente à sa mémoire. Il voit l'amour des Grecs, la considération de l'étranger, son nom porté aux deux bouts de la terre, et transmis à la postérité la plus reculée. Il semble que les sentimens de toute cette multitude qui l'environne, viennent se réunir en lui avec la promptitude du coup d'oeil qui les exprime. Ce plaisir de réflexion est sans doute le plus délicieux et c'est uniquement parce qu'il remue l'âme toute entière, au lieu que l'autre ne fait que l'effleurer.» ( OEuvres de Condillac, t. 14, p. 263.)

Si ce passage prouve qu'il n'y a en nous que

des sensations, comment pourrait-on s'y prendre pour prouver le contraire?

:

Le plaisir de sensation produit par la beauté du spectacle qui frappe les yeux de Thémistocle voilà, sans doute, le sentiment-sensation. Mais ce que Condillac appelle plaisir de réflexion, n'a pas sa cause dans un objet physique. Ce plaisir est produit par l'amour des Grecs, par l'admiration des étrangers. N'est-ce pas le sentiment moral ?

Et que peut être un plaisir qui remue l'âme toute entière, si, pour continuer la métaphore, il ne remue toutes les parties de la sensibilité, celles qui se lient aux facultés de l'esprit, aux rapports, à la morale, comme celle qui dépend d'un mouvement de l'organe?

Direz-vous que Condillac, reconnaissant des plaisirs de nature différente, reconnaît par conséquent des manières de sentir qui diffèrent aussi de nature, et qu'il les comprend toutes sous le nom de sensation, comme nous les comprenons toutes nous-mêmes sous le nom de sentiment?

Dites donc qu'il admet quatre espèces de sensations, dont une seule est produite par l'impression des objets extérieurs. Dites qu'il admet

quatre sources de connaissances, quatre origines d'idées.

Ne voyez-vous pas que vous changez par-là toute sa doctrine ?

Mais qu'est-il besoin de recourir à des témoignages échappés involontairement à quelques auteurs, quand la langue que nous parlons tous, séparant avec une délicatesse exquise le sentiment de la sensation, réserve le premier de ces deux mots aux affections les plus douces ou les plus nobles, pour laisser l'autre aux besoins de la vie; quand la langue maternelle nous force elle-même à dire et à répéter sans cesse, que nature n'a pas borné l'homme aux sensations ; qu'elle lui donna le sentiment des rapports, pour le préparer à la connaissance de la vérité, comme elle lui donna le sentiment moral, pour lui faire connaître la vertu.

:

la

Osons le dire la manière dont se forme notre intelligence, n'est pas un mystère plus impénétrable que la plupart de ces phénomènes si long-temps inconnus, aujourd'hui familiers.

Avec du marbre et son ciseau, l'artiste fait une statue : il la fait aussi avec la pierre la plus

commune.

Avec des sentimens et ses facultés, l'esprit de l'homme fait une intelligence, il fait son

intelligence; grossière et terrestre, quand il prend ses matériaux dans les sensations; céleste et presque divine, s'il la forme avec les élémens les plus purs de la sensibilité.

D'où venaient les innombrables difficultés de ce premier problème de la métaphysique?

Elles étaient surtout dans une expression, dont l'habitude nous empêchait de découvrir le vice et la dangereuse influence.

En appelant la sensibilité du nom de faculté de sentir, on avait associé deux idées incompatibles. Nous avons séparé ces deux idées. Ainsi séparées, elles ont été aussi fécondes en vérités, que, dans leur réunion, elles avaient été fécondes en erreurs.

L'activité nous a donné le système des facultés de l'âme; et, dans ces facultés, nous avons eu les causes de l'intelligence.

La sensibilité n'a plus été toujours la même. Une observation attentive nous a montré des oppositions de nature, où l'on soupçonnait à peine quelques différences d'espèce. Plusieurs manières de sentir ont donc été constatées; et les sources de l'intelligence ont été reconnues.

On avait placé l'activité dans la sensibilité. On avait placé la sensibilité dans la matière ; et dans cette sensibilité, aussi injustement en

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