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des choses sans avoir aucun sentiment de rapport! les modifications de son âme, sans les sentir! On voudrait que son âme connût sa propre existence, sans sentir qu'elle existe!

Dira-t-on que Dieu est le maître de créer un esprit pur, dépourvu de sentiment, puisqu'il ne serait uni à aucun corps, et cependant doué d'une intelligence susceptible de s'accroître sans fin?

J'admets la supposition d'un esprit pur; et comment s'y refuser? Je n'admets pas qu'il puisse avoir une intelligence séparée de tout sentiment. Un esprit pur n'aura pas de sensa tions, sans doute; mais n'y a-t-il pas d'autres manières de sentir? Et cet esprit fera-t-il usage de ses facultés, sans sentir ce qu'il fait? agra dira-t-il à chaque moment son intelligence, sans en être averti? se connaîtra-t-il lui-même, s'il est privé du sentiment de lui-même ? Il sentira donc, mais ce sera à l'inverse des hommes. Il sentira, parce qu'il aura une intelligence; au lieu que nous, nous avons une intelligence parce que nous sentons.

Dieu, lui-même, sent; ne craignons pas de le dire. Dieu a le sentiment de ses perfections. Il a le sentiment de la plénitude de son être; ou, si ces expressions pouvaient faire quelque

peine à ceux qu'une fausse philosophie a accoutumés à ne voir le sentiment que dans les sensations, nous dirions, en changeant le langage, mais non la pensée, que Dieu jouit d'une félicité suprême; qu'il est une source infinie de bonheur, comme il est une source infinie de puissance et de gloire.

Les philosophes, n'ayant reconnu dans la sensibilité que le résultat des impressions faites sur les sens, ont dû se diviser en une multitude d'opinions, mais qui toutes se ramènent nécessairement à deux sectes également impuissantes pour découvrir la vérité, et fortes seulement l'une contre l'autre de leur faiblesse réciproque.

Les uns, se croyant assurés par l'expérience, que les premières idées viennent des sensations, en ont conclu que toutes devaient en venir; et ils ont fait de vains prodiges de sagacité, afin d'expliquer par quelles opérations, et par quelles modifications, les idées sensibles pouvaient se convertir en idées intellectuelles, et en idées morales.

Les autres, convenant qu'un grand nombre d'idées nous viennent des sensations, ont toujours nié que toutes les idées pussent remonter à cette source. Montrez-nous, ont-ils dit à leurs

adversaires, montrez-nous dans les sensations, les idées des facultés de l'âme, les idées moraes, les idées de rapport (1)? A l'instant nous vous donnons gain de cause; mais les argumens des plus habiles d'entre vous n'ont pu nous convaincre. Il nous paraît même que vous avez tenté l'impossible.

Il est impossible, en effet, de voir l'intelligence humaine toute entière dans les seules sensations et, jusque-là, les derniers ont l'avantage, faible avantage, à la vérité, puisqu'il est purement négatif : encore vont-ils le perdre bien vite, car voici la manière dont ils raison

nent.

Puisqu'on n'a pu montrer toutes les idées. dans la sensation; puisque nous avons la certitude qu'on les y chercherait vainement, il faut que les idées qui n'ont pas leur origine dans la sensation, soient sans origine. Donc elles tiennent à l'essence de l'âme; donc elles existent au moment même où l'âme reçoit l'existence; donc elles sont gravées en nous par la

(1) Ils ne l'ont pas dit avec cette précision, et ils ne pouvaient pas le dire. Mais je suppose qu'en parlant des idées spirituelles, ils sentaient d'une manière confuse ce que nous énonçons ici d'une manière distincte,

main de la nature; donc elles sont antérieures aux sensations; donc elles sont dans l'âme à priori; donc elles sont innées; donc outre l'entendement auquel nous devons les idées sensibles, nous avons un entendement pur, qui n'a rien de commun avec la sensibilité. Donc, etc. Vous voyez que les deux partis, ne reconnaissant qu'une seule manière de sentir, s'égaraient nécessairement, et que leurs raisonnemens ont été ce qu'ils devaient être. Qu'auraientils pu dire que ce qu'ils ont dit?

Les sensations sont notre unique manière de sentir. Or, les premières idées viennent des sensations. Pourquoi toutes n'en viendraientelles pas?

Les sensations sont notre unique manière de sentir. Or, il y a plusieurs idées qui ne sauraient venir des sensations. Il faut donc que l'âme les tienne de sa nature, soit antérieurement aux sensations et à l'expérience, soit en même temps que les sensations et l'expérience, mais non des sensations, ni de l'expérience.

Ces deux raisonnemens partant d'un principe faux, leurs conséquences, quoique opposées entre elles, sont nécessairement fausses.

Elles sont fausses; et leur opposition, qui divise aujourd'hui les philosophes, comme elle

les divisait il y a trois mille ans, continuera à les diviser, et à les diviser sur le choix entre deux erreurs, tant qu'ils borneront la sensibilité aux seules sensations.

<< Locke, dit Leibnitz, n'a pas connu la nature de la vérité. Il a cru que la connaissance de toutes les vérités nous venait des sens. S'il avait bien compris quelle différence se trouve entre les vérités contingentes, et les vérités nécessaires, c'est-à-dire, entre les vérités acquises par induction, et les vérités démontrées, il aurait vu que les seules vérités contingentes dépendent des sens; que les vérités nécessaires n'ont rien de commun avec eux; et que, par conséquent, leur connaissance est fondée sur des principes gravés dans l'âme. » ( OEuvres de Leibnitz, t. 5, p. 358.)

La vérité considérée dans notre esprit, est la perception, ou si l'on veut, l'affirmation du rapport entre deux idées.

Elle est contingente, lorsque les termes du rapport sont contingens, c'est-à-dire, sujets au changement; car alors le rapport peut devenir autre qu'il n'était. Pompée est plus puissant que César. Les deux termes de ce rapport sont la puissance de Pompée, et la puissance de César. Or, il peut se faire que demain

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