Page images
PDF
EPUB

veux dire qu'il ne raisonne pas explicitement. C'est donc aux idées générales, à leur distribution en différentes classes, que l'homme doit les sciences et tous les avantages qu'il en retire, puisque c'est à ces distributions qu'il doit l'exercice de la faculté de raisonner.

Mais, en reconnaissant les services que nous rendent les idées générales, en reconnaissant combien elles sont nécessaires pour le développement de l'intelligence, il ne faut pas oublier que cette nécessité est en même temps une preuve manifeste de la faiblesse de notre nature. Le raisonnement, privilége de l'homme, est le privilége d'un être imparfait.

L'intelligence infinie cesserait d'être ellemême, si elle pouvait devoir quelque chose au raisonnement. A ses yeux, il n'y a ni classes, ni genres, ni espèces. Les classes n'offrent que des points de vue; les principes et les conséquences montrent les choses successivement; et l'intelligence infinie embrasse tout; elle voit tout, et tout à la fois.

Nous-mêmes, quand les objets nous intéressent vivement, nous dédaignons les idées générales et leurs classes; nous nous méfions aussi des inductions et des analogies; il nous faut des idées très - spécifiques, des idées indi

viduelles; nous voulons connaître les objets par des idées immédiates.

Ce n'est point par les idées générales de rouage, de ressort, que l'horloger connaît une montre; ce n'est point par les idées générales d'étoffe ou de draperie, que le marchand connaît son magasin; ce n'est pas surtout par des idées générales qu'une mère connaît ses enfans. Elle est sans cesse occupée à les observer, à les étudier; elle cherche à pénétrer jusqu'au fond de leur âme, pour en découvrir les mouvemens les plus cachés; et rien ne lui échappe de ce qui peut annoncer la diversité de leurs goûts, ou la différence de leurs caractères. Sans cette curiosité active, dont la nature a fait le besoin de son cœur, comment pourraitelle régler sa conduite, encourager, réprimander, caresser et punir à propos?

« Il est à croire, dit Rousseau, que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du maître de l'univers; que sa providence est seulement universelle; qu'il se contente de conserver les genres et les espèces, et de présider au tout, sans s'inquiéter de la manière dont chaque individu passe cette courte vie. Un roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses états, a-t-il besoin de s'informer si les ca

barets y sont bons? » (Lettre à Voltaire.) Un roi sage, s'il veut mériter ce titre, s'informera si les cabarets sont bons: un roi sage veille sur tout son peuple. Les voyageurs excitent sa sollicitude, autant que ceux qui vivent tranquillement auprès de leur foyer.

C'est parce que les rois et les législateurs sont hommes, parce que leur intelligence et leur puissance sont limitées, que, ne pouvant établir des rapports immédiats avec chacun des individus soumis à leur sagesse ou à leur empire, ils se voient forcés de les considérer en

masse.

Dire que la providence est universelle, et n'est qu'universelle, c'est dire que Dieu gouverne le monde par des lois générales, par des volontés générales, et non par des volontés particulières; c'est dire qu'il gouverne tous les êtres par ce qu'ils ont de commun; c'est dire qu'il n'agit que sur des qualités communes; c'est en faire un législateur humain, un roi de la terre.

Deux feuilles d'un même arbre, vues de près, ne sont pas semblables; deux gouttes d'eau regardées avec le microscope, nous présentent bientôt des différences. Les similitudes tiennent à la grossièreté de nos sens, et aux bornes de

notre esprit. Il ne faut pas transporter à Dieu ce qui n'est que de l'homme. Dieu connaît les êtres tels qu'ils sont en eux-mêmes; il les voit tous différens les uns des autres; et, comme la manière dont il agit sur eux, varie suivant la connaissance qu'il en a, il s'ensuit que Dieu agit sur chaque être d'une manière spéciale, c'est-à-dire, qu'il n'agit pas par des lois géné rales et uniformes.

Je crois qu'on se rendra à ces raisons, quoìqu'elles heurtent le préjugé. Cependant nous ne changerons rien au langage reçu, langage reçu, et nous continuerons à nous énoncer comme s'il existait en effet des lois générales. Nous dirons que la gravitation est une loi générale dans l'ordre physique; que le désir du bonheur est une loi générale dans l'ordre moral. Il est vrai que deux atomes, par cela sen qu'ils occupent deux lieux différens dans l'espace, ne sauraient tendre mathématiquement de la même manière vers aucun des points matériels de l'univers; ni deux êtres sensibles, avoir précisément la même manière de vouloir être heureux: mais ces différences nous échappent; et, s'il n'y a ni similitudes, ni lois générales pour la nature, il y en a pour nous.

[ocr errors]

Ceci peut concilier ceux qui veulent que les.

classes, les genres, les espèces, aient leur fondement dans notre propre nature, et ceux qui les fondent sur la nature des choses. Les genres, les espèces, sont des ressemblances; et, à la rigueur, les ressemblances ne sont que dans l'esprit de l'homme (leç. 6). Mais, quoique dans les choses tout soit différent, tout n'est pas également différent. Deux chênes different l'un de l'autre ; ils diffèrent encore plus des ormes, des peupliers. Deux oranges se distinguent entre elles; mais elles se distinguent bien mieux des pêches, ou des pommes. Il y a donc dans les êtres des différences à tous les degrés: or, ce sont les moindres différences qui sont pour nous des ressemblances ; et cela suffit pour autoriser, je ne dis pas pour justifier, ceux qui prétendent que les classes, les genres, les espèces, ont leur fondement, ou du moins un de leurs fondemens dans la nature des choses.

Nous ne transigerons pas ainsi avec certains philosophes qui confondent les idées générales avec les idées collectives, comme d'autres les ont confondues avec les idées composées (t. 1. p. 414).

L'idée collective consiste dans la répétition d'une même idée. Telles sont les idées d'un

« PreviousContinue »