Page images
PDF
EPUB

Chez les anciens, Homère était le poëte, Aristide était le juste, Socrate le sage.

Il y a des philosophes dont l'esprit se trouble et s'anéantit devant l'idée d'existence. Qu'a donc cette idée de si mystérieux ?

L'idée d'existence est, ou la plus générale des idées, ou elle est individuelle; elle exprime, ou un point de vue commun à tous les êtres individuels, ou bien elle a pour objet chacun des êtres individuels pris dans son intégrité, ou même la totalité des êtres.

Sous le premier point de vue, l'idée d'existence n'offre pas plus de difficulté que toute autre idée générale; elle en offre moins, puisqu'elle est la plus générale.

Sous le second point de vue, elle est nécessairement et évidemment imparfaite. Il n'y a pas là de mystère. Rien n'est moins mystérieux que la certitude de notre ignorance, quand nous voulons saisir la nature intime, l'existence telle qu'elle est, d'un corps déterminé, d'un esprit déterminé; et, à plus forte raison, quand nous voulons pénétrer l'essence divine, l'être de Dieu. Nous avons prouvé, dans la dernière leçon, que la connaissance complète des individus, des existences individuelles n'est pas à notre portée. Nous avons fait voir

que

la connaissance complète d'un grain de sable serait, en quelque sorte, la connaissance de la nature entière.

« Pourquoi y a-t-il quelque chose? Terrible question!» s'écrie d'Alembert (Mél., t. 5, p. 55); il lui semble que les philosophes n'en sont pas assez effrayés.

J'avoue que je ne saurais partager le sentiment qui a dicté ces paroles. Pourquoi, se rapporte ou à la cause finale, ou à la cause efficiente.

Quelle est la fin ou le but de l'existence, de toutes les existences, celle de Dieu comprise? Je l'ignore, et cette curiosité me paraît tellement hors de proportion avec ma nature, qu'elle ne m'effraie, ni ne m'inquiète, qu'elle n'entre pas même dans mon esprit. Je dirai plus il me paraît absurde de demander le but de l'existence de Dieu. Je doute qu'on sache ce qu'on demande.

Quelle est la cause efficiente de l'existence, de toutes les existences? Une telle question, et une telle cause, sont de véritables contradictions. Pour produire toutes les existences, la cause efficiente doit exister; et, dès lors, n'étant pas cause de sa propre existence, elle n'est pas cause efficiente de toutes les existences.

On cherche la raison de l'existence : il n'y en a pas. Cette raison, s'il y en avait une, devrait être antérieure à l'existence ou du moins devrait être conçue antérieure à l'existence. Ainsi supposée, ainsi conçue, cette raison serait, ou une cause qui aurait produit l'existence, ou un principe dont l'existence serait une émanation; elle serait donc elle-même une existence dont on continuerait à demander la raison, et à la demander sans fin.

On peut demander la raison d'une existence particulière; on ne peut pas demander la raison de toute existence. Cependant, si vous voulez dire que l'existence a sa raison en ellemême, ou qu'elle est elle-même sa propre raison, je ne m'y oppose pas.

Je ne conçois ni la création, ni l'existence nécessaire : je veux dire que je n'en ai pas d'idée, car j'en ai la certitude. Je n'ai idée, ni de l'éternité, ni du passage du néant à l'existence, et je me tiens tranquille. Pourquoi m'effrayer de cette ignorance? est-ce qu'elle serait moins naturelle que toute autre? ne m'est-il pas évident que les idées de création et d'éternité que je n'ai pas, je ne puis pas les avoir? D'où me viendraient-elles, à moins d'une révélation,

quand elles n'ont leur origine dans aucun de mes sentimens?

Il ne faut donc pas oublier que le nom d'une idée générale peut, en même temps, être le nom d'une idée individuelle. Comme nom d'idée générale, il exprime une qualité commune, un point de vue commun à plusieurs êtres; comme nom d'idée individuelle, il est signe d'une existence individuelle, d'un être réel.

:

Rien n'est plus facile à acquérir que les idées générales de tous les objets de l'univers rien n'est plus difficile à acquérir que les idées individuelles de ces objets les premières se bornant à nous faire connaître quelques qualités, une qualité; les dernières, si nous les avions complètes, nous feraient connaître la réunion de toutes les qualités des êtres, de toutes leurs propriétés.

Aussi voyons-nous que les enfans, après les premières impressions qui leur viennent par les sens, et dont ils tirent quelques idées sensibles, se portent aussitôt aux idées les plus générales, arbre, homme, bon, mauvais, etc.; et cela doit être, car il est bien plus aisé de saisir les ressemblances, que les différences. On n'obtient les différences que par une application dont le travail se fait sentir;

on aperçoit les ressemblances d'un premier coup d'œil.

Par les progrès de l'âge, l'enfant distingue l'arbre cerisier, l'arbre prunier, l'homme fort, l'homme riche, l'homme savant, etc.; c'est-àdire, qu'il forme des classes moins générales à mesure qu'il s'instruit.

Avoir dans son esprit des idées très-générales, des classes très-générales, sans connaître en même temps les séries de classes qui leur sont subordonnées, et qui, par une gradation. bien ménagée, conduisent aux individus, c'est donc ressembler aux enfans, c'est ne rien savoir.

Combien d'hommes cependant, avec quelques idées générales, parlent hardiment architecture, peinture, musique! Il est vrai qu'ils prêtent à rire aux connaisseurs; mais le nombre des connaisseurs n'est jamais très-grand. Combien décident sur la guerre, sur la marine, sur toutes les branches de l'administration ! Combien aussi se donnent une apparence de profondeur, parce qu'ils font entrer dans leurs discours les mots philosophie, nature, métaphysique, et autres semblables! Malheureusement ils sont trahis par ces mots mêmes; leurs méprises, quand ils en viennent aux applications, rappellent la métaphore et la metony

TOME II.

26

« PreviousContinue »