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ou qui peut exister, est individuel et déterminé; substances, qualités, points de vue, rapports, jugemens, idées, signes. Nous remarquerons, en second lieu, qu'il s'en faut bien que tous les hommes soient doués de la même imagination. Les uns ne peuvent s'empêcher de réaliser leur pensée : ils la manifestent au dehors par un accent très prononcé, par des gestes et par toute sorte de mouvemens. D'autres semblent n'être émus de rien; on dirait qu'ils sont impassibles.

Au moyen de ces deux observations, on pourra satisfaire, et ceux qui dans les idées générales trouvent de vraies idées, et ceux qui · n'y trouvent que des mots.

Les idées générales sont-elles des idées ? la question ainsi posée, et prise à la lettre, mérite à peine une réponse, tant elle est identique. Peut-on demander, en effet, si une couleur rouge est une couleur, si un son grave ou aigu est un son?

Ce qu'on appelle idée générale, est-ce réellement une idée, ou ne serait-ce qu'un mot?

C'est une idée, ce n'est qu'un mot; ce n'est qu'un mot pour celui qui, entendant le nom d'une idée générale, ne se porte pas jusques.

aux choses. C'est une idée pour celui qui se les rend présentes.

En entendant le mot gloire, l'esprit de la plupart des hommes ne va pas certainement au delà du mot. Que ce même son frappe les breilles du vainqueur de Denain, son imagination lui montrera aussitôt les palmes d'une double victoire; il sentira son front chargé de deux couronnes; et peut-être celle qu'il reçut des mains d'un régent de collége, aux applaudissemens de ses jeunes camarades, ne lui raîtra ni la moins belle, ni la moins glorieuse.

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Il n'y a donc pas, à la rigueur, d'idées générales, puisque ce qu'on appelle une idée générale est, ou une idée individuelle, ou un mot général, je veux dire, un mot appelé général. Car chaque mot est individuel, comme chaque idée est individuelle, comme tout est individuel.

Mais, parce qu'on a donné le nom de générales aux idées, quand on les a considérées comme nous venant ou pouvant nous venir de plusieurs objets semblables, on a dit que les noms étaient généraux, quand on les a considérés comme s'appliquant, ou pouvant s'appliquer aux objets d'une même espèce.

Aucun homme n'a reçu de la nature une

imagination assez puissante, pour individualiser toutes les idées générales, à mesure que la succession des mots les fait passer devant son esprit. Il est rare que, dans la rapidité de la parole, nos raisonnemens faits avec des mots, pénètrent au delà de ces mots, et qu'ils atteignent immédiatement aux choses.

Ni vous, messieurs, ni moi, ne nous sommes fait des idées distinctes, correspondantes aux derniers mots que je viens de prononcer : rare, rapidité, raisonnement, dans, au delà, etc. nous n'avons eu ni le temps, ni la volonté de nous en former des images; et il en est ainsi de la presque totalité des mots qui entrent dans nos discours.

D'où il ne faudrait pas conclure avec Hobbes, que nos jugemens et nos raisonnemens consistent à saisir des rapports entre des mots, et que la vérité est une chose purement verbale; car alors, un perroquet bien dressé, serait aussi savant que l'homme le plus habile.

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On voit ici la différence qui se trouve entre un ignorant et un homme instruit, qui prononcent les mêmes mots.

L'ignorant, manquant d'idées, n'applique ses mots à rien, et il ne saurait les appliquer.

L'homme instruit, quand il ne les applique pas, a le pouvoir de les appliquer. Ordinairement il se contente du mot; mais il ira aux idées, du moment qu'il en sentira le besoin. C'est ainsi que l'algébriste calcule ou raisonne mécaniquement; il opère sur les signes, jusqu'au moment où, arrivé à son équation finale, il demande à ces signes les idées dont ils sont les dépositaires; alors il se trouve riche d'une vérité nouvelle.

Les idées générales, les noms généraux, se distribuent en différentes classes, subordonnées les unes aux autres.

Pour bien comprendre cette distribution, observez que tous les êtres peuvent se classer d'une infinité de manières. Les hommes, par exemple, considérés sous le rapport de l'âge, de la santé, de la richesse, de la science, de la profession qu'ils exercent, du lieu qu'ils habitent, donnent lieu à autant de classes, dont chacune donne lieu, elle-même, à une série de classes.

Sous le dernier rapport que nous venons d'énoncer, on a d'abord, en commençant par la classe la plus générale, la classe homme, qui se divise en homme-européen, homme-asiatique, homme-fricain, homme-américain; et

parce que, soit en parlant, soit en écrivant, les mots européen, asiatique, viennent à la suite du mot homme, on dit qu'ils lui sont subordonnés. Mais, pour abréger, on supprime ordinairement le nom de la classe plus générale, et l'on dit européen au lieu d'homme-européen, asiatique au lieu d'homme-asiatique, etc.

Ces quatre classes subordonnées et particulières, par rapport à la classe générale homme, vont devenir elles-mêmes générales. La classe européen se subdivisera en européen-français, européen - anglais, ou plus brièvement en français, anglais, italiens, etc.; la classe français se subdivisera en normands, bretons, etc.; la classe breton, en autant de classes subordonnées, que la Bretagne comprend de départemens; les habitans d'un département, en autant de classes que le département contient d'arrondissemens, de cantons, de villes, de villages; que.chaque ville contient de quartiers; que chaque quartier contient de rues; que chaque rue contient de maisons, dans lesquelles enfin se trouveront les individus, d'après lesquels, et pour lesquels ont été faites toutes les classes.

Voilà donc, à ne considérer les hommes que sous un seul point de vue, une multitude de

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