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pensé, que Hobbes même ait pu le penser: il semble le dire, il est vrai : mais ou il ne le dit pas en effet, ou il se contredit, comme Descartes le lui prouve fort bien.

<< Le raisonnement, dit Hobbes, n'est peutêtre rien autre chose qu'un assemblable et un enchaînement de noms, ou appellations, par le mot est. D'où il s'ensuivrait que, par le raisonnement, nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations; c'est-à-dire que, par le raisonnement, nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites, à notre fantaisie, touchant leurs significations. >>

Descartes lui répond : « L'assemblage qui se fait dans le raisonnement n'est pas celui des noms; mais bien celui des choses signifiées par les noms ; et je m'étonne que le contraire puisse venir dans l'esprit de personne.... Ce philosophe ne se condamne-t-il pas lui-même, lorsqu'il parle des conventions que nous avons faites, à notre fantaisie, touchant la signification des mots! car, s'il admet que quelque chose est signifiée par ces mots, pourquoi ne veut-il pas que nos discours et nos raisonnemens

soient plutôt de la chose qui est signifiée, que des paroles seules.» (Méditations de Descartes, t. 1, p. 151-52.)

Descartes a évidemment raison contre Hobbes; mais ni l'un ni l'autre de ces philosophes ne connaissait le juste rapport des mots aux idées. Hobbes sentait que, dans ses raisonnemens, son esprit se portait rarement jusqu'aux idées ; et rien n'est plus vrai. Il en concluait que nous ne raisonnons pas sur les idées; et rien n'est plus faux. Il fallait se borner à dire qu'il est rare que nous raisonnions immédiatement sur les idées. Descartes, profitant de l'aveu de Hobbes, que les mots signifient d'après des conventions, en conclut que le raisonnement, d'après Hobbes lui-même, doit porter sur les choses signifiées, ou sur leurs idées, et ceci est incontestable; mais il semble croire que le raisonnement porte toujours immédiatement sur les idées, ce qui est une erreur.

Hobbes se trompe, en pensant que l'esprit ne raisonne pas sur les idées, parce qu'il raisonne sur des mots qui ne sont pas signes immédiats d'idées. Descartes se trompe, en pensant que l'esprit raisonne immédiatement sur des idées parce qu'il raisonne sur des mots signes d'idées. Nous avons fait voir (t. 1, leç.

13) que les mots, toujours signes d'idées, ou devant toujours être signes d'idées, n'en sont pas toujours des signes immédiats; qu'au contraire, ils en sont le plus souvent des signes éloignés.

Condillac accorde prodigieusement aux mots, aux noms, aux dénominations, et en général aux signes de la pensée.

« Qu'est-ce au fond que la réalité qu'une idée générale et abstraite a dans notre esprit ? Ce n'est qu'un nom; où, si elle est quelque autre chose, elle cesse nécessairement d'être abstraite et générale. » (Log., p. 132.)

« Les idées abstraites et générales ne sont des dénominations.» (Idem, p. 133.)

donc que

« Si vous croyez que les idées abstraites et générales sont autre chose que des noms, dites, si vous pouvez, quelle est cette autre chose. >> (Langue des calculs, p. 50.

Ces propositions approchent tellement de la vérité, qu'on peut les conserver, et qu'il est inutile de se mettre en frais pour prouver qu'elles sont un peu exagérées. Condillac, d'ailleurs, le dit assez lui-même, lorsque, dans le Traité des sensations, il donne des idées générales à la statue qu'il anime, quoique cette statue soit privée de tout langage.

« Comme la statue n'a l'usage d'aucun signe, elle ne peut pas classer ses idées avec ordre, ni par conséquent en avoir d'aussi générales que nous; mais elle ne peut pas non plus n'avoir point absolument d'idées générales. Si un enfant qui ne parle pas encore n'en avait pas d'assez générales pour être communes, au moins à deux ou trois individus, on ne pourrait jamais lui apprendre à parler une langue; car on ne peut commencer à parler une langue, que parce qu'on a des idées générales toute proposition en renferme nécessai

rement. >>

Ce passage est écrit postérieurement à la Logique et à la Langue des calculs. On ne le trouve que dans la dernière édition du Traité des sensations (p. 312 ).

Que sont enfin les idées abstraites et générales? Que devrons-nous répondre, quand on nous demandera si elles sont de vraies idées; si elles ne sont que des mots, des noms ; ou si elles seraient toute autre chose?

Les idées abstraites, quoiqu'elles se généralisent avec la plus grande facilité, quoiqu'elles se généralisent naturellement, et comme à notre insu, ne doivent cependant pas toujours être confondues avec les idées générales. Toute

TOME II.

2.5

idée générale est abstraite, mais toute idée abstraite n'est pas générale : idée abstraitegénérale et idée générale, c'est la même chose; idée abstraite et idée générale, ce n'est pas la même chose. Afin qu'on ne perdît pas de vue cette distinction, quelquefois nécessaire, j'ai donné à la dernière leçon un autre titre qu'à la leçon d'aujourd'hui, quoique l'une et l'autre traitent au fond le même sujet.

Au lieu d'une simple question qu'on fait sur les idées abstraites et générales, nous devrons donc nous en faire deux.

1o. Les idées abstraites sont-elles des idées, de vraies idées? représentent-elles quelque qualité existant dans les êtres?

Il faut bien que les idées abstraites représentent des qualités réelles, puisque c'est aux idées qui représentent ces qualités, qu'on a donné le nom d'idées abstraites. Il n'y a là aucune difficulté.

2o. Les idées abstraites-générales, ou, ce qui revient au même, les idées générales, sontelles de vraies idées? représentent-elles quelque qualité existant, soit en nous, soit hors de nous ?

Pour faire la réponse à cette question, nous remarquerons d'abord que tout ce qui existe,

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