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êtres eurent leurs formes, leurs formes substantielles, leurs natures universelles, leurs universaux enfin,

La science en était là; et les universaux dans les choses, ou, comme on s'exprimait en mauvais latin, les universaux à parte rei, étaient en possession de toutes les chaires de philosophie; ils régnaient paisiblement, lorsque, sur la fin du onzième siècle, un chanoine de Compiègne, nommé Roscellin, ayant connu l'opinion de Zénon, l'embrassa avec ardeur; et, au grand scandale de tous les savans, il enseigna que les universaux n'étaient pas à parte rei, qu'ils n'étaient que à parte mentis, c'est-à-dire, qu'ils n'avaient d'existence que dans notre esprit. Il alla plus loin; il osa avancer que les universaux n'étaient que des mots, des noms des dénominations.

Cette opinion, que l'ignorance des docteurs du temps jugea tout-à-fait nouvelle, produisit une sensation extraordinaire jusque chez les gens du monde, jusqu'à la cour des princes; partout elle eut des partisans fanatiques, et des ennemis plus fanatiques encore : les uns furent les nominaux, les autres les réalistes; leurs querelles, quelquefois ensanglantées, ont duré plus de trois siècles.

Les réalistes avaient trouvé le moyen de dire, de six manières différentes, que les universaux sont dans les choses; et cela fit six écoles sous autant de chefs. Il serait assez difficile de marquer les nuances qui les séparaient, et je vous fais grâce de toutes ces subtilités inintelligibles.

Quant aux nominaux, il y avait entre eux une différence qui se comprend fort bien, et qu'il est nécessaire de noter. Les uns prétendaient que les idées générales ne sont absolument que des noms, de purs noms : c'étaient les vrais nominaux. Les autres voulaient que les noms des idées générales fussent accompagnés d'une perception, ou d'une conception de l'esprit. On les appelait conceptualistes.

A la renaissance de la philosophie, les réalistes et les nominaux étaient tombés dans l'oubli; mais la question qui les avait tant divisés fut agitée de nouveau, et elle l'est encore.

Bacon, Descartes, Mallebranche, se sont peu occupés du rapport des mots aux idées. Hobbes s'en est occupé beaucoup, et il s'est montré extrêmement nominal, plus nominal que les nominaux, suivant l'expression de Leibnitz. Il ne suffit pas à Hobbes de ne voir que des noms dans les idées générales; il af

firme que toute vérité est nominale, qu'elle n'est que dans les noms paradoxe bien extraordinaire de la part d'un homme qui, dans ses Dialogues contre les mathématiciens, prétend, pour rabaisser l'algèbre, que l'esprit doit nécessairement opérer sur les idées.

Après Hobbes, Locke, Berkelei, Leibnitz, et plusieurs autres philosophes, Condillac a traité, à plusieurs reprises, des idées générales, et il a répandu beaucoup de lumière sur cette question. Il a vu, il nous a fait voir bien mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, combien le raisonnement dépend du langage; et il est arrivé à ce résultat, l'un des plus heureux et des plus féconds de la philosophie; que les langues sont autant de méthodes analytiques, méthodes pauvres et grossières chez les peuples barbares; riches, mais souvent d'une fausse richesse, chez les peuples polis; moyens de clarté d'élégance et de raison, quand on sait en faire un bon emploi; instrumens de désordre et d'erreur, quand elles sont maniées par la maladresse, par l'ignorance et par la mauvaise foi; obstacles pour les esprits gâtés par les leçons d'une fausse philosophie, ou par ou par les leçons d'un faux goût; secours admirables pour les Pascal et pour les Racine.

Telles sont les principales opinions des philosophes anciens ou modernes, au sujet des idées générales.

Nous accorderons, sans doute, à Platon, que Dieu, avant de créer, connaît toutes les parties de son ouvrage, et qu'il les crée conformément à la connaissance qu'il en a de toute éternité ; rien ne nous empêchera de dire avec lui que cette connaissance est le type, l'archétype, le modèle, l'idée de tout ce qui existe, et de tout ce qui peut exister; mais quel rapport, des idées éternelles, immuables, impérissables, ont-elles aux idées qui sont dans notre esprit? Il s'agissait de rendre raison de l'intelligence de l'homme, et Platon nous parle de l'intelligence divine..

Nous n'accorderons pas à Aristote qu'il existe des formes, comme il l'entend; qu'il y en ait autant, ni plus ni moins, qu'on peut distinguer d'espèces; car alors chaque forme serait une forme commune à tous les individus d'une même espèce; une forme à laquelle participeraient tous les individus d'une même espèce.

Une forme commune n'est rien de réel: tout ce qui existe est singulier et déterminé ; une forme à laquelle participeraient tous les individus d'une même espèce serait hors des

individus, elle ne serait pas dans les choses; et, si vous dites que cette forme existe dans chaque individu, alors il y a plus de formes que d'espèces enfin, quand on aurait prouvé que toutes ces formes, soit spécifiques, soit individuelles, existent hors de nous, en serionsnous plus instruits sur la nature de nos idées ?

Il y a dans les êtres des qualités qui nous affectent semblablement, et des qualités qui nous affectent différemment sous le premier point de vue, nous disons que les êtres sont semblables, ou de la même espèce; sous le second, nous disons qu'ils sont différens, ou d'une espèce différente.

Les similitudes, les classes, les genres, les espèces, les formes communes ou universelles, les natures communes ou universelles, les universaux, ne sont que des points de vue de notre esprit ; et Zénon avait vu les choses mieux que Platon et qu'Aristote.

Les partisans des idées en Dieu étaient donc hors de la question; et les réalistes ne pouvaient que s'égarer dans leurs subtilités.

Est-ce à dire que nous consentirons à ne voir dans les idées générales que des mots, de purs mots, des mots sans idées ? Non, certainement; et je doute qu'aucun philosophe l'ait

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