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Mais une science, l'algèbre par exemple, n'est-ce pas une chose difficile ?

Une science bien traitée, l'algèbre, la géométrie, la physique, la métaphysique, la morale, l'économie politique, etc.; une science bien traitée, nous l'avons dit, est un ensemble de propositions liées entre elles, de manière que chacune, à la fois conséquence et principe, développe celle qui la précède, pour être à son tour développée par celle qui la suit. Dans cet enchaînement de propositions, il n'y a point de difficulté réelle : la première proposition est toujours aisée; elle est, ou doit être évidente par elle-même; sans quoi elle aurait besoin d'être prouvée, et elle ne serait pas première; la seconde, la troisième et les autres, reçoivent leur évidence de celles qui les précèdent immédiatement lors donc qu'on est arrivé à la douzième, à la vingtième proposition, il suffit, afin de la comprendre, d'avoir déjà compris toutes celles qui l'ont amenée.

J'avoue que vous aurez de la peine à la sai– sir, ou même que vous ne la saisirez pas, si vous avez franchi les intermédiaires, ou si la science que vous étudiez est mal exposée. Mais, dans le premier cas, ce sera votre faute; et dans

le second, ce sera la faute de l'auteur. Ce ne sera jamais la faute, je veux dire la difficulté de la science.

Nous savons mal ce que nous croyons savoir; voilà pourquoi nous avons de la peine à nous instruire. L'inconnu que nous voulons découvrir est dans un connu antérieur. Comment trouverez- vous cet inconnu hors du connu qui le contient? Tant que les propositions successives d'une science ne seront pas disposées dans cet ordre qui les fait naître les unes des autres, on ne les verra jamais les unes dans les autres, on ne les verra jamais. Il est vrai que quelquefois nous parvenons à saisir une vérité, quoique l'auteur ne l'ait point placée dans l'ordre que nous exigeons. Mais alors, ce n'est pas d'après les mauvaises raisons qu'il nous donne; c'est d'après la vraie raison qu'il ne donne pas, et que notre esprit supplée.

On pourrait appliquer ici le mot de Fontenelle à celui qui venait de lui faire un raisonnement embarrassé et presque inintelligible. « Je comprends bien ce que vous dites; mais en conscience, je ne devrais pas le comprendre. »

Si, après cela, vous m'objectez que c'est un

TOME II.

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fait que les sciences sont difficiles, je vous répondrai que c'est un fait que beaucoup de livres sont mal faits, et que c'est un fait encore que peu de personnes savent lire les livres bien faits. Vous me pardonnerez la cacophonie.

Les sciences bien traitées ne présentent pas de difficultés réelles : les abstractions n'en présentent aucune. Voilà deux paradoxes qui dorénavant seront pour nous deux vérités. Mais il ne faut pas oublier que je parle des sciences bien connues: car s'il s'agissait de découvertes à faire, la première de ces propositions ne serait pas un paradoxe; elle serait une absurdité.

Ou nos recherches s'appliquent immédiatement à la nature, ou bien nous nous instruisons dans les ouvrages de ceux qui lui ont arraché quelques secrets. L'étude de la nature, on ne le sait que trop, demande du temps, du génie, de la patience. Ce n'est pas en un jour qu'a été trouvé le vrai système du monde. Les hommes cultivent l'astronomie depuis l'origine des sociétés ; et il n'y a que deux ou trois siècles que Copernic, aidé des travaux de tous les astronomes qui l'avaient devancé, parvint, après trente-six ans de méditations, à constater le mouvement de la terre et l'immobilité du soleil.

Il n'était pas facile de découvrir l'analogie qui se trouve entre la foudre et l'attraction exercée par un morceau d'ambre, sur de légers corpuscules.

Il ne l'était pas davantage d'apercevoir l'identité du phénomène de la combustion et de celui de la respiration.

Mais, si ce n'est qu'à la suite de travaux opiniâtres, de méthodes perfectiounées, et quelquefois d'un hasard heureux, que la vérité se montre pour la première fois aux hommes de génie, la vérité, une fois découverte, peut être mise à la portée de tous les esprits. Il suffit qu'elle soit bien présentée, et qu'on veuille donner de l'attention.

Ce ne sont pas les sciences bien traitées qui sont difficiles; ce ne sont pas les mathématiques, ce n'est pas la métaphysique, malgré le préjugé contraire. Il est vrai que ce préjugé se fonde sur des ouvrages qui portent le nom de métaphysique, et qui sont d'une obscurité tellement impénétrable, qu'ils nous donnent la certitude que leurs auteurs ne se sont pas compris. De ces ouvrages, il faudrait en changer le titre évidemment usurpé, et leur donner un autre nom s'ils méritent un nom.

La métaphysique ne faisant qu'observer ce

qui se passe continuellement en nous, comment un bon traité de métaphysique, un traité bien exposé, pourrait-il être difficile? ne doitil pas nous faire dire à chaque ligne : voilà ce que nous éprouvons tous les jours, et que nous remarquons en ce moment pour la première fois? Tout homme d'un peu d'esprit doit comprendre à l'instant un livre de métaphysique, sans quoi ce livre est à refaire; et c'est ici surtout que s'applique la réflexion de Pascal : « Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il aurait pu composer. >>

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Je serais presque tenté de penser que souvent il y a plus de difficulté à saisir certains rapports ordinaires de la vie, que ce qu'on appelle des théories savantes. Rien, sans doute, n'est plus aisé à comprendre que le rapport de père et de fils, de frère et de sœur, d'oncle et de neveu. Celui de beau-frère, quoique un peu moins simple, se conçoit encore facilement. Mais si vous me parlez de la belle-sœur de vôtre beau-frère, j'éprouve déjà une sorte d'embarras. Et si vous ajoutez : La belle-sœur de mon beau-frère est nièce d'un cousin de mon oncle, je ne sais plus où j'en suis, et je renonce à mettre dans ma tête les degrés d'une telle parenté.

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