Page images
PDF
EPUB

idées, et l'idée même que l'esprit vient de séparer ou d'abstraire.

L'abstraction, considérée comme une opération de l'esprit, n'est pas une faculté nouvelle à ajouter aux facultés qui constituent l'entendement; elle n'est que l'attention qui s'arrête sur une qualité d'un objet, et qui, en la faisant dominer sur les autres, l'en sépare en quelque manière, l'en abstrait. Cette qualité, et l'idée qui la représente, ont donc justement été dites abstraites. Il fallait s'en tenir là, ne pas leur donner le nom d'abstraction; mais le mal est fait, et nous tenterions vainement de le guérir.

et

Il en est du mot abstraction comme de presque tous les noms des opérations de l'âme. Ces noms expriment encore le résultat des opérations: pensée, entendement, rapport, etc. Avec des mots à double sens, il n'est pas facile de faire entendre toujours ce qu'on pense, ni de toujours savoir avec précision ce qu'on pense soi-même. Quelques précautions dissiperaient les équivoques occasionées par une langue aussi mal faite.

Pourquoi ne pas réserver exclusivement le mot rapport à l'idée qui provient de la comparaison, en lui ôtant la signification active, à

laquelle suffit le mot comparaison? Pourquoi ne pas borner la signification du mot entendement aux facultés productrices des idées? et pourquoi ne destinerait-on pas le mot intelligence à exprimer la réunion de toutes les idées? ce qui n'empêcherait pas que l'un et l'autre de ces deux mots ne continuât à désigner l'âme, la substance de l'âme.

Cette remarque pourra vous être utile : elle vous aidera à pénétrer la pensée des philosophes, dans des circonstances où eux-mêmes ne se sont pas bien compris; elle vous fera découvrir la raison qui les a empêchés de se comprendre. Vous verrez que la confusion de leurs idées et de leur langage tient à ce qu'on n'avait point tracé la ligne de démarcation qui sépare l'activité de l'âme, la puissance de l'esprit, du résultat de cette activité, du produit de cette puissance.

Alors le même mot abstraction a désigné l'acte de l'esprit qui abstrait, et l'idée abstraite produite par cet acte; le mot pensée a désigné l'exercice de toutes les facultés et de chaque faculté de l'âme, et en même temps le résultat obtenu par l'exercice de ces facultés; la mot entendement a désigné la faculté de former des idées, et la réunion de toutes les idées; en

sorte qu'on pourrait dire, et qu'on devrait dire, pour parler conséquemment à cette langue, que l'abstraction est le produit de l'abstraction; la pensée, le produit de la pensée; l'entendement, le produit de l'entendement.

Ne soyons plus étonnés que tant de bons esprits éprouvent de la répugnance à lire les ouvrages des métaphysiciens. Je me borne à une critique générale. Vos lectures vous fourniront assez d'applications.

Maintenant que nous sommes familiarisés avec ces mots, abstraire, abstrait, abstraction, nous trouverons quelque facilité peutêtre à résoudre des questions qui nous auraient embarrassés.

Et d'abord, nous apprécierons une espèce de formule qui, depuis quelque temps, est dans toutes les bouches, et qui a acquis presque l'autorité d'une sentence votre idée est abstraite, c'est une chimère; votre raisonnement porte sur une abstraction, sur un pur

rien.

Une idée abstraite est une chimère, une abstraction n'est rien! ce sont donc des chimères que les idées qu'on prend dans les livres des mathématiciens? ce sont des chimères,

que les idées du froid, du chaud, de la faim,

$

de la soif? ce sont de purs riens, que l'entendement, la volonté, la pensée? car enfin ces idées sont abstraites. Ces choses sont des abstractions.

Eh quoi! c'est en réunissant des qualités abstraites qu'on forme des réalités; et vous voulez que les qualités abstraites ne soient rien !

Abstraire, c'est séparer, ôter on ne peut pas séparer des riens; et, si l'on ôte, il faut bien qu'on ôte quelque chose. Non, dites-vous, on n'ôte rien. On n'abstrait donc pas; et c'est votre critique qui ne porte sur rien. ·

Et, si quelqu'un nous blâme de faire trop d'abstractions, nous lui répondrons : Adresseznous vos reproches sans faire des abstractions; nous tâcherons de vous imiter.

Et si, dans l'intention de nous effrayer, on nous proposait une question abstraite, bien abstraite; nous dirions: Tant mieux, elle en sera plus simple, plus aisée,

Comment a-t-on pu croire à la difficulté des abstractions, quand tout, dans l'homme, l'oblige d'abstraire, les sens, la pensée, la parole?

Mais peut-être en est-il du mot difficulté,

comme de tant d'autres dont on ne s'est jamais rendu compte.

que

Rien n'était plus difficile, il y a trente ans,

de s'élever dans les airs; depuis l'inventeur des ballons, rien n'est plus facile.

Rien n'était plus difficile que la démonstration de plusieurs théorèmes de géométrie ; on a trouvé ces démonstrations; personne aujourd'hui ne se plaint de la difficulté.

Qu'y a-t-il de plus difficile que la métaphysique, si l'on en juge d'après l'opinion générale? Nous avons examiné les deux questions qui sont le fondement de cette science, la question des facultés de l'âme, et la question de l'origine de nos connaissances. Avez-vous trouvé quelque chose de très-pénible dans ces recherches? ont-elles exigé une attention fatigante, une contention extraordinaire ? et encore, si nous n'avions craint de blesser votre sagacité, combien peu il nous eût coûté de ramener nos explications à des termes plus simples! combien peu aussi de rapprocher nos preuves, de serrer nos argumens, afin qu'on put tout saisir d'un coup d'œil!

Nous avons pensé qué, pour produire des souvenirs durables, une seule impression. quelle que fût sa force, ne saurait suppléer

« PreviousContinue »