Page images
PDF
EPUB

tout échappe, et les rapports entre les idées, et les idées elles-mêmes; on ne voit rien, pour avoir eu l'ambition de trop voir.

Ce n'est pas ainsi que procède l'esprit livré à lui-même, lorsqu'il veut acquérir une connaissance. Il n'agit pas par toutes ses facultés à la fois, ni sur plusieurs idées à la fois. L'expérience lui a appris que le désordre et la confusion sont la suite d'une méthode aussi peu sensée. D'abord il ne fait usage que d'une seule faculté, et de la plus simple de ses facultés, l'attention. Il ne la porte pas sur un objet entier ; il la fixe sur une de ses parties, sur une seule de ses qualités, sur un seul de ses points de vue; il l'y retient jusqu'à ce qu'il s'en soit formé une idée exacte, une image fidèle.

Cherche-t-il à connaître les propriétés de l'étendue? il oublie qu'elle a de la profondeur, pour ne voir qu'une surface. L'objet est encore trop composé. Dans la surface, il ne prendra que la longueur; et, dans cette longueur même, séparée des autres dimensions, il sent quelquefois le besoin de ne considérer que l'élément générateur, le point.

Aurions-nous connu l'activité et la sensibilité de l'âme, si nous n'avions étudié à part cha

cune de nos manières d'agir, et chacune de nos manières de sentir?

L'esprit humain va donc toujours divisant, toujours séparant, toujours simplifiant; seul moyen, en effet, de saisir les choses, de s'en former des idées.

Il est vrai qu'après avoir ainsi tout séparé, nous sommes obligés de tout réunir, sans quoi nos connaissances ne seraient pas conformes à la nature, c'est-à-dire, aux choses comme elles sont. Les qualités des corps n'ont pas chacune une existence propre et indépendante. Les facultés de l'âme ne sont pas autant d'êtres distincts. Des deux côtés, c'est un seul et même être, ou tout à la fois étendu, solide, coloré, etc., ou tout à la fois capable de comparer, de juger, de raisonner, de désirer, etc.

Mais, quoique nos connaissances consistent toutes en différentes réunions d'idées, il a fallu commencer par acquérir ces idées une à une, en portant successivement notre attention sur les diverses qualités des êtres.

L'abstraction de l'esprit est donc aussi naturelle que celle des sens. Elle nous est commandée par la nature même de notre esprit. Pourrions-nous ne pas faire continuellement des abstractions, quand il nous est impossible

de parler sans abstraire? Parler, c'est énoncer une suite de propositions. Or, dans toute proposition, l'attribut est un terme abstrait. Il désigne une qualité abstraite. Dieu est bon: l'idée de bon a été prise d'abord des objets physiques, du pain, du vin, du sucre, etc. Ensuite des actions des hommes, qui sont appelées bonnes ou mauvaises, d'après l'intention qui les précède, et l'effet qui les suit. Nous disons d'un roi qu'il est bon, quand il fait le bonheur de son peuple. Nous disons que Dieu est bon, parce qu'il est l'auteur de tout bien.

Quant aux sujets des propositions, ils sont également abstraits, à moins qu'on ne parle d'un être réel et individuel, comme dans ces expressions, Bossuet est éloquent, Henri IV est le modèle des princes. Mais il faut remarquer que ces propositions individuelles ne se présentent guère dans les ouvrages de science. Il est rare de trouver le nom d'un individu dans un traité de mathématiques, ou de métaphysique, ou de morale; sujet et attribut, tout est abstrait. Aussi dit-on que ces sciences sont des sciences abstraites. On devrait le dire de toutes, comme nous le verrons dans un moment.

Parler, c'est donc abstraire. L'enfant bégaie à peine, qu'il abstrait; et l'abstraction du lan

gage est aussi naturelle que celle de l'esprit et celle des sens.

Peut-être nous reprochera-t-on de nous écarter ici de l'exactitude que nous cherchons ordinairement à mettre dans nos discours. Les sens font-ils des abstractions? le langage en fait-il? n'est-ce pas toujours l'esprit qui abstrait?

L'observation est fondée. C'est l'esprit, en effet, qui agit toujours; tantôt par le moyen des organes des sens; des sens; tantôt en s'aidant du langage; quelquefois par sa propre et unique énergie.

Cependant nous croyons devoir conserver ces manières de parler, abstraction des sens, abstraction du langage: leur contraste avec l'abstraction de l'esprit nous fera mieux sentir que l'abstraction de l'esprit ne se fait pas toujours de la même manière. La précision y gagne, la justesse n'y perd rien, pourvu qu'on n'aille pas se figurer que les sens font des abstractions d'un côté, quand l'esprit en fait d'un autre; mais on n'oubliera pas que c'est toujours l'esprit qui abstrait, soit en présence des objets, soit en leur absence. En présence des objets physiques, il abstrait les couleurs yeux, les sons par l'ouïe, etc. En l'ab

par

les

sence des objets, l'esprit opère sur des idées. rappelées, et sur sa propre pensée, il en parcourt successivement les différentes parties. Enfin, en la présence comme en l'absence des objets, la parole, obéissant à l'esprit, va par une suite d'abstractions, à mesure que les mots succèdent et font place à d'autres mots.

De quelque manière que se fasse l'abstraction, il en résulte des idées qui sont simples, ou qui approchent de la simplicité; et, si nous la conduisons avec ordre sur les différentes qualités des objets, nous parviendrons à connaître toutes ces qualités, et en même temps l'ordre qui règne entre elles, c'est-à-dire, que nous parviendrons à connaître les objets tels qu'ils sont; alors l'abstraction deviendra l'analyse ; elle deviendra la méthode à laquelle nous devons toutes nos connaissances.

Les idées que nous acquérons par l'abstraction devaient être nommées; et il aurait fallu être bien ennemi de l'analogie, pour ne pas leur donner le nom d'abstraites. Aussi le leur a-t-on donné; mais, en même temps, elles ont reçu le nom d'abstraction, le nom même de l'opération à laquelle elles sont dues; de sorte que le mot d'abstraction désigne, et l'acte de l'esprit qui sépare une idée d'avec d'autres

« PreviousContinue »