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mesure que les expressions deviennent plus transparentes, et que l'évidence peut augmenter tant qu'on peut simplifier le discours; et, comme une évidence qui peut augmenter n'est pas proprement l'évidence, il est à croire que ceux qui ne savent pas montrer la vérité ne l'ont pas distinctement aperçue.

Honneur donc à celui qui, d'un mot, a fait comprendre la nécessité d'une méthode claire, facile, et indispensable surtout à ceux qui entreprennent d'écrire sur les élémens des sciences !

Mais cet hommage que je rends au premier qui a trouvé cette heureuse expression, je le refuse à ceux qui la répètent sans discerne

ment.

Il est utile sans doute, de nous rappeler aux leçons de la nature, que nous oublions trop souvent; mais nous crier sans cesse qu'il faut toujours tout recommencer, et toujours refaire l'entendement, c'est vouloir ramener à l'a, b, c, l'esprit humain, après qu'il a découvert les lois qui régissent les sphères célestes, et pour dire plus, les lois qui régissent les corps politiques.

On peut ranger en trois classes ceux auxquels on destine l'instruction: ou ils sont enfans, et

d'heu

n'ont encore aucune habitude; ou, par reuses circonstances, ils n'en ont contracté que de bonnes; ou enfin ce sont des esprits remplis de préjugés, et d'erreurs invétérées.

Les premiers sont comme des tables rases qui ne portent l'empreinte d'aucun caractère; les seconds, semblables à ces vélins sur lesquels la règle a imprimé sa direction, reçoivent et ordonnent à la fois les caractères qu'on leur confie; les autres, tels que de vieux manuscrits chargés de caractères gothiques, ne peuvent en recevoir de nouveaux qu'on n'ait effacé les anciens.

A ces trois sortes d'esprits, il faut, non pas trois méthodes différentes, mais trois emplois différens de la même méthode.

TOME II.

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Nous allons parler des idées abstraites ; et déjà je m'aperçois qu'on s'attend à une discussion des plus pénibles, des plus fatigantes. Ces mots abstrait, abstraction, se lient, dans la plupart des esprits, à tout ce qu'il y a de subtil, d'obscur, d'impénétrable. Il suffit de les prononcer, pour décourager l'attention, et pour éteindre aussitôt la curiosité.

Que dira-t-on, si une chose qui effraie à ce point les imaginations est ce qu'il y a au monde de plus simple, de plus facile; si l'abstraction est inévitable; si elle est enfin une suite nécessaire de la faiblesse de notre intelligence?

Ne craignons pas de l'assurer, abstrait et difficile sont deux choses incompatibles. Jamais alliance de mots ne couvrit une telle opposition d'idées. Hâtons-nous de justifier ces assertions.

Je suppose qu'on place sous mes yeux un corps dont je n'aie absolument aucune idée. Il

est vrai qu'aujourd'hui ce ne serait guère possible: quel que soit le corps dont il s'agit, je lui connais à l'instant une certaine forme, une certaine couleur. Mais permettez-moi la supposition d'une ignorance. complète, semblable à celle de l'enfant qui vient au monde.

Le corps dont nous parlons sera, si vous le voulez, un fruit. Le voilà devant moi, en présence de tous mes sens; aux yeux, au goût, à l'odorat, il paraît coloré, savoureux, odorant. Je le prends dans mes mains; il est pesant, il est d'une certaine forme. Je le laisse tomber, il rend un son, un bruit. Si j'avais un sens de plus, il est à croire que je découvrirais dans ce fruit des qualités dont je ne puis me former une idée; comme, avec un sens de moins, il est certain que j'ignorerais l'existence de quelqu'une des qualités que je lui connais.

Chacun de mes sens a donc pour objet une qualité qui lui correspond. Par l'œil, je sens, et je vois des couleurs, et rien que des couleurs; par l'ouïe, je sens, et je connais exclusivement des sons; par l'odorat, exclusivement des odeurs. Chacun de mes sens sépare de toutes les autres qualités la qualité qui lui est analogue; il l'abstrait.

Comment n'y aurait-il pas ici séparation',

isolement, abstraction? Les cinq organes des sens agissent chacun à part. Les cinq espèces de qualités, les cinq espèces de sensations, les cinq espèces d'idées relatives à ces qualités et à ces sensations, sont entre elles sans analogie. L'homme pourvu de cinq organes, de cinq organes, dont chacun lui sert à acquérir des idées particulières, distribue nécessairement tous les objets sensibles en cinq espèces de qualités. Le corps humain, si l'on peut ainsi le dire, est une machine à abstractions. Les sens ne peuvent pas ne pas abstraire. Pour que l'oeil ne séparât pas les couleurs des autres qualités d'un corps, il faudrait qu'il les vit confondues avec les odeurs, avec les saveurs, etc.; il faudrait qu'il vît des odeurs, des saveurs.

L'abstraction des sens est donc l'opération la plus naturelle; il nous est même impossible de ne pas la faire. Voyons si l'abstraction de l'esprit présentera plus de difficultés que celle

des sens.

Quel est l'homme un peu accoutumé à réfléchir et à méditer, qui n'ait mille fois éprouvé combien il est nécessaire de resserrer le champ de la pensée? Si vous voulez forcer votre esprit à saisir tout à la fois un grand nombre d'idées, il s'éblouit aussitôt; tout semble fuir

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