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homme du peuple, il ne dira dans cette langue, comme dans la sienne, que des choses qui se rapportent aux usages communs de la vie; sí c'est un artiste, un savant, un philosophe, un politique; comme ils auront fait sans doute une étude soignée de la partie de la langue qui les intéresse, ils communiqueront avec une grande facilité leurs théories, leurs systèmes, leurs découvertes; et ils recevront en échange d'autres théories, d'autres découvertes.

Il est vrai que nous raisonnons sur des suppositions; et l'on doutera qu'on puisse les réaliser. Est-il bien facile, nous dira-t-on, de faire le recensement de toutes les idées simples, de les caractériser par des signes bien choisis, de les ordonner d'après les divers besoins de l'esprit, de les combiner suivant les lois d'une bonne logique ?

Et quand on aurait surmonté toutes ces difficultés, il en resterait une encore et la plus grande de toutes. Il faudra écrire cette langue, sans quoi l'on ne pourra pas se communiquer d'un lieu à un autre, et nos savans seront obligés, ou de revenir aux langues ordinaires qu'on parle et qu'on écrit, ou de passer leur vie en voyages, comme les anciens philosophes de l'antiquité. Or, comment écrire le langage d'ac

TOME II.

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tion? Quels caractères peindront la finesse ou la stupidité ? l'orgueil du regard, ou sa modestie? le doux sourire, ou les convulsions des lèvres, etc.? Ne faut-il pas renvoyer aussi l'exécution de ce projet dans le projet dans le pays des romans ?

Je conviens que ces difficultés sont effrayantes; mais que diriez-vous, si l'on vous répondait comme il fut répondu à celui qui niait la possibilité du mouvement? on marcha devant lui. Je ne serais pas surpris qu'un disciple de l'abbé de l'Épée, ou de son digne successeur, se présentât à vous son livre à la main : Ouvrez et voyez, vous dira-t-il, voilà l'écriture que vous avez jugée impossible.

Je crois, en effet, messieurs, qu'on s'occupe de ce travail à l'institution des Sourds-Muets de Paris. J'ai grande confiance en ceux qui l'exécutent, et en ceux qui le dirigent.

Il vous sera facile de comprendre que cette langue universelle se distribuerait en autant de langues que les connaissances humaines comprennent de sciences; et que, lorsqu'elle aurait reçu de grands perfectionnemens, ce serait une entreprise téméraire, de vouloir l'embrasser dans toute son étendue. Les savans, après s'étre instruits de ce qu'elle a de plus usuel, feraient donc sagement de borner leur ambition.

Quelque facilité que l'esprit de l'homme puisse recevoir du secours des signes, la nature est si immense, si variée, si inépuisable, que l'étude de la seule métaphysique, de la morale, d'une branche de la physique, demanderont toujours une application sans partage, comme l'étude de l'arithmétique et de l'algèbre, malgré la perfection et l'universalité de leurs signes, exigent le dévouement entier de l'homme doué de la plus grande capacité. Toby Am

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Je n'insiste pas davantage. J'ai voulu seulement vous faire remarquer, comment une langue universelle se lie aux idées simples. Cependant, je ne serais pas étonné que le peu que nous avons dit remuât quelques imaginations. Nous aimons les grands projets; ils nous charment toujours, au hasard d'y mêler quelques rêves. Et quel projet plus grand, que celui de ramener à l'uniformité d'une loi de la nature, ce qu'il y a au monde de plus changeant et de plus divers, l'expression de la pensée ?

De ce que la langue universelle repose sur une bonne théorie des idées simples, il ne faut pas s'imaginer qu'il soit nécessaire de tenir un compte minutieux de toutes ces idées. On peut, sans aucune perte réelle pour l'avancement des sciences, en négliger le plus grand

nombre; on le doit même, afin de réduire l'alphabet à de justes bornes. Qu'est-il besoin d'enregistrer toutes les modifications qui nous viennent de chacun de nos sens? Aussi manquent-elles d'expressions, pour la plupart, dans nos langues vulgaires. Quand on a dit, d'une odeur, qu'elle est bonne ou mauvaise; et d'une saveur, qu'elle est aigre, douce, amère, on est obligé de recourir à des comparaisons, odeur de rose, odeur de violette; goût de sucre, etc.

Et si vous généralisez cette observation, vous trouverez que nous avons infiniment plus de sensations et de sentimens que d'idées, et beaucoup plus d'idées que de mots.

Pour que le nombre de nos idées égalât celui de nos sentimens, il faudrait que les hommes eussent remarqué toutes les variations dont le sentiment est susceptible. Si l'on pouvait se permettre cette supposition, alors les sciences philosophiques auraient reçu leurs derniers développemens ; et les générations futures ne pourraient que répéter les observations des générations qui les auraient précédées ; mais il n'en sera jamais ainsi. Le génie manquera aux phénomènes toujours nouveaux que présente l'étude de la sensibilité ; les phénomènes de la sensibilité ne manqueront jamais au génie.

Comme le nombre des sentimens surpasse celui des idées, le nombre des idées surpasse celui des mots. Est-ce un mal que nous ayons moins de mots que d'idées? Je ne dirai pas que le besoin d'un mot nouveau ne soit jamais réel; mais je crois qu'au point où est parvenue la langue française, il est bien rare que ce besoin se fasse sentir aux écrivains qui en connaissent toutes les ressources. Racine, Boileau, Pascal, Bossuet, Mallébranche, écrivaient, il y a y a plus d'un siècle; on ne les a jamais entendus se plaindre de la pauvreté de la langue. Plaignons-nous plutôt de ses fausses richesses, de cette multitude importune de mots qui s'offrent à la fois pour rendre une même idée. Nous allions fixer le caractère de cette idée; l'attention se divise, elle devient incertaine, et cependant le mot propre nous échappe.

La métaphysique surtout présente des exemples de cette surabondance d'expressions parasites, ou trompeuses. Les hommes voués à cette science, qui, plus que toute autre, exige de longues méditations, ont ordinairement vécu dans la solitude, et pensé à part; chacun s'est fait une langue particulière, et l'on a eu quelquefois jusqu'à dix, jusqu'à vingt noms différens pour une même chose (leç. 1): voilà

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