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avoir pour acquérir la bonne science. Et si quelqu'un avait bien expliqué les idées simples qui sont en l'imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu'ils pensent, et que cela fût reçu de tout le monde, j'oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire; et, ce qui est le principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses, qu'il lui serait presque impossible de se tromper; au lieu, que, tout au rebours, les mots que nous avons n'ont que des significations confuses, auxquelles l'esprit des hommes s'étant accoutumé de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque rien parfaitement. Or, je tiens que cette langue est possible, et qu'on peut trouver la science de qui elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses que ne font maintenant les philosophes, etc. » (Lettres de Descartes, t. 2, p. 548.)

Après ce que vous venez d'entendre, on est également surpris de deux choses. Leibnitz ne nomme Descartes que pour témoigner le regret qu'il n'ait pas eu l'idée d'une langue universelle. Il prend pour son alphabet des notions composées, des jugemens, des propositions.

Combien de caractères n'eût-il pas fallu pour un tel alphabet? Car il est aisé de voir que le nombre des notions composées, de celles qui le sont le moins, excède le nombre des notions simples, dans le même rapport que le nombre des syllabes qu'on peut former avec vingt-quatre lettres, excède le nombre vingtquatre.

Mais peut-être Leibnitz a-t-il voulu dire seulement qu'il aurait désiré que Descartes eût fait sur la langue universelle un traité complet, au lieu d'en parler transitoirement. Et, quant à son alphabet des pensées, quelque mal imaginé qu'il paraisse d'abord, qui pourrait assurer que Leibnitz n'avait pas quelques motifs pour le préférer à l'alphabet des idées simples? Comme nous ignorons ces motifs, nous ne saurions les apprécier, et nous devons à un si grand esprit de suspendre notre jugement.

Il est fâcheux que, d'un travail qui avait occupé toute la vie de Leibnitz, nous ayons si peu de chose. Qu'en reste-t-il, en effet? ce que Descartes, soixante-dix ans auparavant, avait trouvé dans un quart d'heure.

Une langue universelle est-elle possible? Plusieurs savans l'ont cru. Descartes l'a cru.

Descartes pense-t-il que cette langue puisse devenir familière à tous les habitans d'une ville, à tout un peuple, à tous les peuples? Oui, répond-il, mais dans le pays des romans. (Ib. p. 550.)

Nous n'irons pas dans le pays des romans, nous n'irons pas bien loin dans le pays des réalités, pour trouver la langue universelle. Nous n'aurons pas même besoin de la chercher; car elle est partout. Elle est de tous les temps. et de tous les lieux. Elle fut connue de nos premiers pères; elle sera connue de nos derniers neveux. Savans, ignorans, tout le monde la comprend, tout le monde la parle. Que l'un de nous soit transporté aux extrémités du globe, au milieu d'une horde de sauvages, croyezvous qu'il ne saura pas exprimer les besoins les plus pressans de la vie? Croyez-vous qu'il puisse se méprendre sur les signes d'un refus barbare, ou d'une intention généreuse et compatissante? Il ne s'agit donc pas d'inventer une langue universelle, de la faire; elle existe ; c'est la nature qui l'a faite.

Cette langue, vous le voyez, c'est la langue des gestes, la langue d'action; et si vous dites qu'une pareille langue est bien pauvre, qu'elle ne peut suffire à tous les besoins de la pensée,

je réponds qu'il ne tient qu'à nous de l'enrichir. Elle est pauvre, parce qu'on la dédaigne et qu'on la délaisse; nous l'avons jugée inutile, et elle l'est devenue. Cependant elle pourrait, aussi-bien qu'aucune langue parlée, recevoir et rendre tous les sentimens qui sont dans le cœur de l'homme, toutes les idées qui sont dans son esprit. Ce qu'on raconte des pantomimes qui jouaient sur les théâtres de Rome; l'assurance avec laquelle Roscius s'engageait à traduire par des gestes les éloquentes périodes de Cicéron, et à les traduire avec la plus grande fidélité, alors même qu'il plairait à l'orateur d'en changer le caractère, en variant le tour, ou en transposant les mots; enfin ce que font, sous nos yeux une foule de sourds-muets : tout nous dit ce qu'il est permis d'attendre d'une telle langue. Que les grammairiens, les philosophes, les académies, se réunissent pour en favoriser les développemens, les promesses de Descartes et de Leibnitz seront bientôt réalisées.

Mais il faut rendre cette langue à elle-même, et la ramener à sa première simplicité, à son unité primitive. On n'aura pas d'universalité avec des alphabets manuels. Le sourd-muet de Paris parle français avec ses doigts; celui de

Vienne parle allemand; celui de Pétersbourg parle russe. Il s'agit donc d'améliorer et de perfectionner, non pas la partie du langage d'action qui représente immédiatement la figure des lettres, et qui ne peut être qu'une langue locale, mais celle qui représente immédiatement les idées, afin de lui faire exprimer tout à elle seule.

Supposons la chose faite. Supposons, 1o. qu'on ait un dénombrement suffisamment exact des idées élémentaires; 2°. qu'on ait trouvé des signes d'action pour chacune de ces idées; 3°. et enfin que, pour combiner ces signes et ces idées, on ait rédigé une grammaire bien simple, bien naturelle.

Maintenant, établissons, dans toutes les écoles de l'Europe, des maîtres chargés d'enseigner cette langue. Ne vous semble-t-il pas que, dans l'espace d'une année, tout le monde pourra la parler. Les enfans n'y seront pas les moins habiles, car ils sont curieux; et des leçons en gestes et en mouvemens ne leur paraîtront pas ennuyeuses.

On pourra donc voyager au Nord, au Midi, et n'être étranger nulle part. Le Parisien se fera entendre à Lisbonne ou à Archangel, aussi-bien que dans le faubourg Saint-Germain. Si c'est un

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