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Descartes, fatigué et comme oppressé par cette multitude de causes ridicules, êtres, vertus, sympathies, antipathies, entités, formes, quiddités, eccéités, etc., dont les maîtres accablaient l'esprit de leurs disciples, s'écria: Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai le monde physique; mot plein de vérité, puisqu'en effet, ce qui, dans un tel monde, n'est pas ou matière, ou mouvement, ou modification de ces deux choses, n'est rien; mot sublime, qui annonce un profond sentiment de la simplicité des ouvrages du créateur, et qui, en détruisant à jamais la philosophie et le jargon des écoles, changea la face des sciences.

Pourquoi Descartes s'arrêta-t-il à moitié chemin? que n'ajoutait-il : Donnez-moi le sentiment et l'activité, je ferai le monde intellectuel. Ce que le mouvement est à la matière, l'activité de l'âme ne l'est-elle pas au senti'ment?

pro

Descartes, me direz-vous, n'est pas d'accord avec lui-même. Si, dans ce que nous venons d'entendre, il rejette les idées innées ; s'il nonce nettement qu'il n'y a d'inné que la puissance de produire les idées, ne trouve-t-on dans ses écrits un grand nombre de

pas

passa

ges en opposition avec ceux que vous avez choisis? N'avance-t-il pas en vingt endroits, dans ses méditations, dans ses principes, et partout, que certaines idées sont nées avec l'àme? N'affirme-t-il pas en termes exprès, dans sa troisième Méditation, que nous n'aurions pas l'idée de Dieu, si Dieu ne l'avait mise dans notre âme?

Je conviens que c'est ainsi qu'il s'exprime; mais qui peut mieux connaître que lui-même le sens de ses paroles? Or, il ne cesse de répéter, que par les idées qu'il appelle innées, sans en excepter celle de Dieu, il n'entend autre chose que des idées produites par la seule faculté de penser; et qu'il ne leur a donné le nom d'innées, que pour les distinguer des idées qui viennent des sens, et des idées qui sont le produit de l'imagination.

On doit y regarder de bien près avant d'accuser de contradiction les hommes de génie qui ont passé la vie entière à concilier leurs idées; la reconnaissance seule nous en ferait un devoir. Ce sont eux qui ont formé notre raison en nous apprenant à penser: Il n'est permis de les condamner, que lorsqu'il est impossible de les justifier.

Les esprits médiocres et la foule des écrivains

le

vulgaires ne méritent pas tant de déférence. Nous pouvons, sans témérité, préférer notre jugement au leur, et même notre premier jugement. D'ailleurs les vérités et les erreurs consignées dans leurs livres, ne sont ordinairement suivies d'aucun effet; les erreurs, par peu de confiance qu'inspirent leurs noms et leurs raisonnemens; les vérités, parce que, ne les ayant pas trouvées eux-mêmes, elles sont transplantées dans leurs ouvrages, et que, n'étant plus sur le sol natal, elles ont perdu cette vie et cet attrait qui les font recevoir des mains des inventeurs avec autant de plaisir que de profit.

Il faut le dire aux jeunes gens : en métaphy. sique, les bons écrivains sont extrêmement rares. On compte une douzaine, une vingtaine peut-être de grands poëtes. Compterez-vous autant de grands métaphysiciens? j'en doute, on plutôt je n'en doute pas. Voulez-vous en porter le nombre à cinq, à six? c'est beaucoup, c'est tout au plus. Je me garderai bien de les nommer; ils pourraient n'être pas ceux qui seraient nommés par d'autres.

Vous trouverez vous-mêmes leurs noms, pourvu que vous vous souveniez toujours de ce vers de Boileau :

TOME II.

18

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.

Et vous direz avec plus de vérité des métaphysiciens, qu'il ne l'a dit des poëtes,

Il n'est point de degré du médiocre au pire.

Vous jugerez un jour si j'ai raison. Je ne parle pas, au reste, de ces esprits modèles, qui sans avoir pris le titre de métaphysiciens, ont écrit des morceaux admirables de métaphysique.

Revenons à Descartes. Lu moins superficiellement, il n'eût pas été accusé de contradiction. On ne lui reprocherait pas la doctrine des idées innées; on saurait qu'il n'admet d'idées innées ou plutôt qu'il n'appelle idées innées, que le petit nombre d'idées qui lui semblent produites par la seule faculté de penser.

Mais, dira-t-on encore, puisque Descartes n'admet pas les idées innées, en quoi sa philosophie diffère-t-elle sur ce point de celle de Locke, et de celle de Condillac?

Pour le comprendre, remarquons d'abord que Locke ne reconnaît que deux sources d'idées, la sensation et la réflexion; et que Descartes en reconnaît trois, la sensation, l'imagination, qu'on peut ramener à la réflexion de Locke, et de plus la puissance qu'a l'âme de ti

rer de son propre fonds des idées indépendantes de la sensation et de la réflexion. Je n'ai pas besoin de vous avertir de l'impropriété du mot source appliqué à la réflexion, ou à la faculté penser (lec. 4).

de

Quant à l'opinion de Condillac, le passage suivant, extrait de son Art de penser, (p. 96) vous fera voir avec la dernière précision, en quoi elle diffère de celle de Descartes.

« C'est dans les idées abstraites, qui sont le fruit de différentes combinaisons, qu'on reconnaît l'ouvrage de l'esprit. Ainsi, les idées abstraites de couleur, de son, etc., viennent immédiatement des sens (i); celles des facultés de l'âme, sont dues tout à la fois aux sens et à l'esprit ; et les idées de la divinité et de la morale appartiennent à l'esprit seul; je dis à l'esprit seul, parce que les sens n'y concourent plus par eux-mêmes. Ils ont fourni les matériaux, et c'est l'esprit qui les met en œuvre. »

Je vous prie de vous arrêter un moment sur les dernières paroles de ce passage, et de vous demander s'il est vrai que Condillac nie l'activité de l'âme (t. 1, lec. 9).

Suivant Descartes, et suivant Condillac,

(1) Aucune idée ne vient immédiatement des sens (leç. a et 6.)

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