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l'analyse la plus fine, la plus délicate, a su convertir en idées distinctes, ce que nous sentions confusément.

Il en est de même de tous ces rares esprits qu'on a appelés les lumières des siècles. Qu'ontils fait et que pouvaient-ils faire, sinon de puiser sans cesse dans le sentiment, pour en faire sortir les connaissances? Seul moyen, en effet, de nous éclairer, puisque c'était le seul moyen de s'éclairer eux-mêmes.

Mais je veux revenir encore sur les idées sensibles, puisque ce sont celles que le préjugé s'obstine le plus à confondre avec leurs sentimens, avec les sensations.

Après toutes les preuves que j'ai données, j'ai une preuve à laquelle j'espère qu'on ne se refusera pas. Vous direz, j'en suis sûr , que de la sensation à l'idée sensible, il y a une distance, et que cette distance n'eût jamais été franchie sans le secours de l'attention.

Si quelques sensations pouvaient être exceptées, ce seraient surtout celles que les habitudes du langage ont comme identifiées avec leurs idées. Il semble, en effet, que si les oreilles d'un Français, d'un académicien, étaient frappées de ces étranges locutions: j'ai assisté à une belle spectacle, à la représentation d'un

beau tragédie, l'impression reçue suffirait seule, pour l'avertir que les lois de la grammaire ont été violées.

Il n'en serait rien; et tant que vous ne tournerez pas votre attention sur ces paroles discordantes, vous ne saurez jamais qu'on a manqué à la règle. Vous ne le saurez pas, fussiezvous un Racine, un Boileau. Vous ne le saurez pas après avoir entendu répéter le barbarisme pendant trente ans.

Trente ans ! voilà un compte singulier. Ce n'est pas moi qui l'ai fait. Écoutez ce que dit Boileau écrivant à Brossette, au sujet des deux vers suivans de l'art poétique :

Que votre âme et vos mœurs peints dans tous vos ouvrages N'offrent jamais de vous que de nobles images.

« M. Gibert, du collége des Quatre-Nations, est le premier qui m'a fait apercevoir de cette faute, depuis ma dernière édition. Dès qu'il me la montra, j'en convins sur-le-champ avec d'autant plus de facilité, qu'il n'y a pour la réformer, qu'à mettre, comme vous dites fort bien,

Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages.

TOME II.

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Mais pourrez-vous bien concevoir ce que je vais vous dire, qui est pourtant très-véritable, que cette faute si aisée à apercevoir, n'a pourtant été aperçue, ni de moi, ni de moi, ni de personne, avant M. Gibert, depuis plus de trente ans qu'il y a que mes ouvrages ont été imprimés pour la première fois; que M. Patru, c'est-à-dire, le Quintilius de notre siècle, qui revit exactement ma poétique ne s'en avisa point; et que dans tout ce flot d'ennemis qui a écrit contre moi et qui m'a chicané jusqu'aux points et aux virgules, il ne s'en est pas rencontré un seul qui l'ait remarquée. »

Quand est-ce que Boileau aperçut sa faute ? au moment où, averti par M. Gibert, il donna son attention. Après un tel exemple douterezvous encore?

Comment donc s'est-il fait que les philosophes n'aient pas remarqué cette différence des idées aux sensations?

Comme il s'est fait que Boileau n'avait pas remarqué sa faute; comme il s'est fait qu'on n'a pas remarqué trois degrés dans le jugement, quatre modes dans la sensibilité ; comme il se fait que nous ne remarquons rien. Voilà pourquoi nous sommes tous si ignorans. Pour

être riche, il ne suffit pas de posséder une terre fertile; il faut la cultiver.

Cependant il ne faut pas croire que tous les philosophes aient confondu les idées, même les idées sensibles, avec les sensations. Mallebranche trace, entre l'intelligence et la sensibilité, une ligne qui les sépare ou qu'il croit les séparer à jamais. Descartes n'avait pas été aussi absolu. En donnant à l'âme le pouvoir de former certaines idées indépendantes de son union avec le corps, il n'avait pas nié qu'elle n'en dût plusieurs aux sens, qu'il regarde, non pas comme des causes efficientes et nécessaires, mais comme des causes occasionelles de connaissance. D'autres, sans adopter les principes de Descartes, ou de Mallebranche, ont pensé aussi que les idées et les sensations étaient des choses qu'il n'était pas permis de confondre.

Mais ce qui ne pourra manquer de surprendre plusieurs d'entre vous, c'est qu'aucun auteur ne s'est prononcé d'une manière plus décisive que Condillac. « Il ne suffit pas, dit-il, d'avoir des sensations pour avoir des idées. Pour se faire des idées par la vue, il faut regarder, et ce ne serait pas assez de voir. » (Art de penser, p. 31.)

L'expérience est ici d'accord avec Condillac.

Mais d'un autre côté, que devient son analyse des facultés de l'âme?

Pour se faire des idées par la vue, il ne suffit pas de voir, c'est-à-dire de sentir. Que faut-il encore? Il faut regarder, c'est-à-dire agir.

Peut-on dire plus clairement que l'âme n'est pas bornée à la sensibilité, et que s'il n'y avait en elle que sensibilité, elle serait privée de toute connaissance?

Le passage que je viens de citer, et quelques autres semblables qui ne se trouvent que dans la dernière édition des œuvres de Condillac, m'ont fait penser quelquefois, que s'il avait vécu encore quelques années, ce grand métaphysicien aurait modifié son analyse des facultés de l'âme; et qu'au lieu de n'admettre qu'un seul principe, il en aurait reconnu deux; l'un pour les idées, l'autre pour les facultés, le sentiment et l'attention.

Si l'on trouvait de la présomption dans la conjecture que je hasarde, j'y renonce; mais, d'après toutes les considérations que nous avons présentées dans la première partie, je ne craindrai pas de dire que si Condillac n'avait pas changé son analyse, il aurait dû la changer.

Il est temps de mettre fin à cette discussion.

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