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L'idée est-elle un sentiment? qui pourrait en douter, et qui ne voit tout de suite quatre espèces d'idées dans quatre manières de sentir comprises sous le mot sentiment? Mais il ne faut pas oublier que l'idée n'est pas un simple sentiment; elle est un sentiment distinct.

Le jugement est-il un sentiment? Le jugement est ou un simple sentiment de rapport, ou une perception de rapport, ou l'affirmation d'un rapport, et toujours un sentiment de rapport : il est donc un sentiment.

La pensée est-elle un sentiment? La pensée, l'action de l'âme est accompagnée du sentiment; elle est inséparable du sentiment; mais elle n'est pas le sentiment. Quand l'âme pense, quand elle agit, elle sent sa pensée, son action; mais ce sentiment de la pensée, ce sentiment de l'action, n'est ni la pensée, ni l'action. Vous m'avez accordé que sentir n'est pas la même chose qu'agir. Il faudra bien que vous accordiez qu'agir n'est pas la même chose que sentir, quoique l'action soit toujours suivie du sentiment de l'action.

Le sentiment est-il le jugement? Le sentiment-sensation n'est ni ne peut devenir jugement. Le sentiment de rapport peut devenir perception de rapport; et si vous donnez le

nom de jugement au sentiment de rapport comme à sa perception, alors vous pourrez dire que le sentiment de rapport est un jugement. (lec. 4.)

Le sentiment est-il la pensée? Non évidemment, il ne l'est ni ne peut le devenir. La passivité ne se transformera jamais en activité.

Voyez, messieurs, avec quelle facilité nous viennent toutes ces réponses; et cette facilité, à quoi la devons-nous? au soin que nous avons pris de déterminer un certain nombre d'idées et de mots, non pas arbitrairement, mais d'après l'observation des faits. Nous savons avec une rigoureuse précision ce que c'est que penser, comparer, donner son attention. Nous savons ce que nous disons quand nous prononçons les mots sentir, sensation, sentiment, idée, jugement. Si vous opérez avec des mots ou sur des mots qui n'aient pas ainsi reçu une détermination certaine, vous ne pourrez que vous égarer dans le vague de vos pensées ou si la rectitude naturelle de votre esprit vous ramène sur le chemin de la vérité, au lieu des secours que vous attendiez, vous ne rencontrerez que des obstacles; et loin d'avancer, vous serez bientôt réduit à une inertie absolue.

Mais je m'aperçois que je n'ai pas répondu

en termes exprès à la première chose qu'on m'a objectée. Vous n'avez plus besoin d'une réponse. Car vous voyez bien qu'en disant que l'idée est le sentiment, et que cependant il faut la distinguer du sentiment, l'idée est prise sous deux points de vue, dans son principe et en elle-même. Dans son principe, l'idée est le simple sentiment; en elle-même, elle est le sentiment modifié; et j'ai dû vous avertir de ne pas confondre ces deux points de vue, afin de ne pas confondre la sensibilité avec l'intelligence ; la sensibilité qui nous vient de la nature, avec l'intelligence qui nous vient de nous-mêmes, du travail de l'esprit, d'une application continuelle de ses facultés à ses différentes manières de sentir.

Cependant on résiste toujours. On sent de la répugnance à séparer l'intelligence, de la sensibilité; les idées, des sentimens. Il est impossisible, nous dit-on, de voir, même pour la première fois un lion, un éléphant, une montagne, la mer, mer, etc. etc., sans prendre au même instant quelque idée de ce qu'on voit. Entre l'idée et la sensation, toute distinction paraît donc chimérique.

On ne peut se dissimuler qu'il n'y ait quel

que chose de très-naturel dans cette observa

tion.

Mais prenez garde que les expériences que vous appelez en témoignage, sont bien loin d'être irrécusables. Ces expériences devraient être faites sur des enfans aux premiers jours de la vie, et non pas sur vous qu'une longue habitude de sentir et de penser empêche de remarquer tout ce qu'il y a dans le sentiment et dans la pensée : car les actes de l'esprit et ses diverses modifications, à force de se répéter et de se reproduire, se succèdent enfin avec une telle rapidité, que la succession nous échappe ; et que souvent nous croyons n'avoir donné qu'une simple attention, quand nous avons comparé et raisonné, ou n'avoir quand nous avons perçu et jugé.

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que senti

Aujourd'hui, il nous est comme impossible de recevoir l'impression d'un corps qui se trouve devant nous sans le distinguer des corps environnans, et sans distinguer dans ce corps différentes qualités, sa couleur, sa forme, ses dimensions, etc. Il n'en est pas ainsi de l'enfant qui vient au monde. Il est si loin de réunir hors de lui les qualités des corps pour en faire des touts distincts, qu'il ne sait pas même qu'il existe des qualités différentes de

ses sensations. Peu à peu, et par une expérience qui se renouvelle à chaque moment, il apprend à réunir en un tout et hors de lui, les couleurs, les sons, les odeurs, etc., et il parvient ainsi à se faire l'idée d'un corps.

Dès que l'enfant a acquis l'idée d'un corps, il a acquis en quelque sorte l'idée de tous. Car c'est toujours le même travail de l'esprit ; mais ce travail, à force de se répéter, devient si facile, qu'il cesse d'être aperçu parce qu'il cesse d'être remarqué. Dès ce moment, nous confondons les idées des corps avec les impressions qu'ils font sur nous, les idées sensibles avec les

sensations.

On ne nous parle que des idées sensibles; songez donc aux idées intellectuelles, aux idées morales, et étonnez-vous de l'intervalle immense qui sépare quelquefois ces idées de leurs sentimens. Est-il un homme sur la terre qui, à chaque instant, ne sente l'action de sa pensée? Y en a-t-il beaucoup qui connaissent cette action, et n'est-il pas sûr que le plus grand nombre, que la presque totalité, n'en a absolument aucune idée? Quel est celui qui, ayant un peu vécu dans le monde, n'a pas dans le sentiment tout ce qu'on trouve si bien exprimé dans le livre des Caractères ? La Bruyère seul, par

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