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jugement est une sensation, le jugement n'est pas une sensation; et il est manifeste que c'est la première proposition qui maintenant est la fausse.

Mais, pour qui est-elle fausse? J'ose répondre que c'est pour nous, pour nous, et uniquement pour nous; pour nous, qui avons remarqué dans l'âme plusieurs manières de sentir; pour nous, qui ne confondons pas les sentimens de rapport avec les sensations.

Si dans l'exercice de la sensibilité, vous ne voyez que des sensations; si vous ne mettez aucune différence entre sentir et éprouver des sensations, vous n'avez pas le droit de nier que le jugement soit une sensation. Que serat-il, en effet, s'il n'est pas une sensation? C'est une perception de rapport, dites-vous, c'est une affirmation. Sans doute; mais affirmer un rapport, c'est le sentir; percevoir un rapport, c'est le sentir. Si donc le sentiment ne diffère pas de la sensation; si vous ne reconnaissez qu'une seule manière de sentir, la sensation vous êtes forcé de convenir que le jugement est une sensation, et vous dites la même chose que vos adversaires.

Nous ne disons pas la même chose, réplique vivement Rousseau : car juger c'est comparer;

et, comment peut-on confondre la sensation avec la comparaison? « Par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature. Par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose les uns sur les autres.» ( Émile, liv. 4.)

Juger, c'est comparer! S'il en est ainsi, le passage de Rousseau est victorieux et irrésistible; mais il s'en faut bien qu'il y ait identité entre le jugement et la comparaison.

La comparaison est un des modes de l'activité de l'âme, une de ses manières d'agir. Le jugement, comme sentiment de rapport, est un des modes de la sensibilité; comme perception de rapport, il est un des modes de l'intelligence. La comparaison appartient au système des facultés; le jugement à celui des sentimens ou à celui des idées.

Mais, peut-être Rousseau a-t-il moins voulu établir une identité parfaite entre le jugement et la comparaison, que montrer la nécessité d'avoir comparé avant de juger; ce qui suffit pour distinguer le jugement de la sensation, laquelle ne suppose aucun acte antérieur de l'esprit.

J'adopte l'interprétation. Elle ne résout pas

la difficulté ; elle la laisse dans toute sa force : car alors, ce n'est plus le jugement qui remue les objets, qui les transporte, qui les pose les uns sur les autres, qui réunit en un mot tous les caractères qui sont opposés à la sensation. Le jugement ne vient aussi qu'après la comparaison, il ne peut avoir lieu sans une comparaison antérieure, dans le système des facultés de l'âme que nous a donné Condillac; et pourtant Condillac prononce que le jugement n'est que sensation. (Logique, p. 62.)

Tels sont les inextricables embarras où l'on se trouve, pour avoir confondu les facultés de l'âme avec les sensations, avec les idées, avec les jugemens; et pour n'avoir pas remarqué que nous sommes susceptibles de différentes manières de sentir. On s'arrête devant la plus simple et la plus facile des questions; les uns prennent l'erreur pour la vérité; les autres, saisissant la vérité comme par hasard, sont dans l'impuissance de soutenir ses droits.

La proposition, juger c'est sentir ou ne pas sentir, mal comprise, parce qu'on avait mal observé ce qui se passe en nous quand nous sentons et quand nous jugeons, je veux dire, quand nous sentons simplement et quand nous sentons des rapports, a été comme une pomme

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de discorde jetée au milieu des philosophes. Il a suffi de faire entrer le mot sentir dans un discours pour éveiller les passions, et pour appeler aussitôt la louange et la censure. On a également vanté et critiqué les propositions

suivantes :

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Apercevoir, c'est sentir.

Juger, c'est sentir.

Penser, c'est sentir.

Les réciproques de ces propositions ont eu le même sort :

Sentir, c'est apercevoir.

Sentir, c'est juger.

Sentir, c'est

penser.

Pour savoir à quoi nous en tenir sur ce qu'il peut y avoir de vrai ou de faux dans toutes ces propositions, nous parlerons successivement deux langues celle des autres d'abord, et la nôtre ensuite.

Dans la langue reçue, sentir, c'est éprouver des sensations. Les six propositions peuvent donc s'exprimer de la manière suivante :

La perception ou l'idée est sensation, est une sensation, est la sensation.

Le jugement est la sensation.
La pensée est la sensation.

Et réciproquement:

La sensation est l'idée, est une idée

idée.

La sensation est le jugement.

La sensation est la pensée.

L'idée est la sensation. A-t-on voulu faire une définition? nous ne pouvons pas le supposer. A-t-on voulu ne faire qu'une simple proposition? Nous sommes réduits aux idées sensibles.

Le jugement est la sensation. Les sensations sont produites par l'action des objets extérieurs. Le jugement est le résultat d'une opération de l'âme, de la comparaison.

La pensée est la sensation. Dans la pensée, l'âme est active; dans la sensation, elle est passive.

La sensation est l'idée. L'idée sensible tout au plus; et encore faut-il que la sensation ait été modifiée par un acte d'attention.

La sensation est le jugement. Elle n'est pas même l'idée, l'idée sensible.

La sensation est la pensée. La passivité est l'activité.

Reprenons bien vite notre langue. Abandonnons le mot sensation, qui nous force à une aussi étrange philosophie; et mettons à sa place le mot sentiment.

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